À la COP27, poussons les pays riches à dédommager le Sud
Aurore Mathieu (RAC), retranscrit par Justine Guitton-Boussion
https://reporterre.net/A-la-COP27-poussons-les-pays-riches-a-dedommager-le-Sud
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Pour la première fois, un mécanisme de financement des « pertes et dommages » dans les pays du Sud est discuté lors d’une COP. Des ONG tentent de convaincre les pays du Nord qui ne veulent pas en entendre parler.
Aurore Mathieu est responsable politiques internationales au sein du Réseau Action Climat (RAC), qui fédère les associations impliquées dans la lutte contre le dérèglement climatique. Elle nous fait vivre « sa » COP27, en direct de Charm el-Cheikh, en Égypte.
La deuxième semaine de négociations commence en Égypte. Pour le Réseau Action Climat, le gros sujet politique que nous suivons est celui des « pertes et dommages ».
Concrètement, il s’agit des conséquences irréversibles du changement climatique. Cela recouvre par exemple la destruction d’habitations ou de terres agricoles lors de catastrophes naturelles ; ou lorsque les habitants doivent se déplacer à cause de la montée des eaux et qu’ils risquent de perdre leur capital culturel, leur langue, leurs habitudes…
Cela fait à peu près trente ans que les petits États insulaires, menacés de disparition à cause de la montée du niveau de la mer, réclament la mise en place d’un mécanisme financier pour répondre à ces pertes et dommages. Un mécanisme qui serait notamment financé par les pays développés les plus pollueurs, ceux qui sont responsables du changement climatique. Aujourd’hui, cette revendication est de plus en plus soutenue par des pays en Amérique latine, en Asie et en Afrique qui subissent aussi des pertes et dommages dûs au changement climatique.
Ce qui existe aujourd’hui dans la « finance climat », ce sont des fonds pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, ou pour aider les pays à s’adapter. Mais il n’y a pas de fonds pour aider les communautés à se reconstruire, une fois les capacités d’adaptations dépassées. C’est la première fois que ce sujet de la finance pour les pertes et dommages est mis à l’agenda d’une COP. Enfin !
Depuis la semaine dernière, des « consultations » ont donc lieu tous les jours environ, pendant une à deux heures, parfois plus. Tous les pays sont réunis autour de la table, et un facilitateur leur donne la parole à tour de rôle pour qu’ils expliquent leur position. Globalement, les pays du Sud déclarent qu’ils attendent la création d’un mécanisme de financement, et les pays du Nord rétorquent qu’il faut plutôt renforcer les mécanismes existants — des mécanismes en dehors des Nations-Unies, qui présentent pourtant énormément de limites. Le boulot des facilitateurs est ensuite d’essayer de faire converger les différentes positions vers une décision commune.
La France bloque
Nous, notre travail, c’est d’aller dans ces négociations. On observe ce qui se dit, on prend note des positions des pays, puis on rencontre ceux qui sont récalcitrants pour essayer de les faire changer de position. Typiquement, on fait souvent des réunions avec la France, qui est un des pays qui bloque la création de ce mécanisme de financement.
La France estime qu’il serait plus intéressant de renforcer des mécanismes existants, comme ceux d’alerte précoce pour les événements météorologiques extrêmes. Oui, savoir à l’avance qu’une tempête arrive permet de se préparer et de sauver des vies. Mais cela ne permet pas de réparer les préjudices ! Ce n’est qu’une partie de la réponse à ce problème.
L’idée de mettre en place des assurances qui interviendraient lors d’une catastrophe naturelle n’est pas plus pertinente : cela ne couvre qu’une partie infime des dommages. Et cela interroge sur le rôle des pays du Nord, qui tentent d’esquiver leur responsabilité historique en reposant sur des mécanismes de marché.
En plus de ces réunions, on réalise des actions. Samedi dernier, nous avons participé à une mobilisation de la société civile pour faire entendre notre voix sur ce principe de justice climatique fondamental.
Il y a eu du chemin de parcouru, c’est la première fois que ce sujet est autant sur la place publique. Mais les négociations ne sont pas très bien parties. On reste sur une position très polarisée, des États-Unis et de l’Union européenne notamment, qui ne souhaitent pas la création de ce mécanisme de financement.
« On a encore quelques jours pour faire changer d’avis les pays récalcitrants »
Ils essaient de la repousser à 2024, en disant qu’ils ont d’abord besoin d’en discuter, d’identifier les besoins – alors que cela fait trente ans que les pays du Sud la réclament ! Et pendant ce temps, des gens meurent à cause de la multiplication et de l’intensification de catastrophes naturelles, comme celle au Pakistan par exemple. Ce sont des pays laissés à eux-mêmes face au changement climatique et à ses impacts, alors qu’ils n’y ont quasiment pas contribué.
Au Réseau Action Climat, on ne se fait pas d’illusions. On s’attend à ce que les pays du Nord continuent de bloquer. Mais on a encore quelques jours pour les faire changer d’avis, pour leur montrer le gain politique de créer ce mécanisme et permettre aux communautés les plus vulnérables de recevoir des ressources pour répondre aux impacts.
« Une petite partie de l’humanité, par sa gloutonnerie, remet en cause la possibilité d’habiter sur Terre »
Philippe Descola
https://basta.media/Philippe-Descola-Une-petite-partie-de-l-humanite-par-sa-gloutonnerie-remet-en-cause-la-possibilite-d-habiter-sur-Terre
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Anthropologue, Philippe Descola, a consacré une partie de son travail à proposer de nouvelles façons d’habiter la Terre. En déconstruisant l’idée de « nature », il appelle à changer radicalement nos relations avec le monde vivant et les non-humains. Entretien.
Professeur émérite au Collège de France, où il succéda à Claude Lévi-Strauss à la tête du Laboratoire d’Anthropologie sociale, Philippe Descola est un éminent anthropologue. Après avoir vécu chez les Achuar, un peuple animiste vivant dans la forêt amazonienne en Équateur, il consacre une grande partie de son travail à tracer les contours de nouvelles façons d’habiter la Terre. Comment ? En déconstruisant l’idée même de « nature », et en nous appelant à changer radicalement de logiciel dans nos relations avec le monde vivant. Rencontre avec l’une des voix les plus influentes et respectées de l’écologie politique.
(…)Le naturalisme est l’une des quatre « ontologies », c’est-à-dire l’une des quatre grandes façons d’être au monde, que vous identifiez dans votre ouvrage de référence, Par-delà nature et culture [2]. À la différence de l’animisme, du totémisme ou de l’analogisme, le naturalisme stipule une parfaite dichotomie entre nature et culture. Pourquoi cette invention, parfaitement occidentale, vous semble-t-elle problématique ?
Le naturalisme, c’est l’idée qu’il y a une séparation de droit entre les humains et les non-humains. Les humains étant perçus comme les seuls détenteurs d’une âme, d’un esprit, d’une subjectivité, cela les place de fait dans une position de domination qui leur permet d’objectiver les non-humains, de les transformer en ressources, en objets de sciences, voire en sources de plaisir esthétique à l’image du mouvement romantique. Cela peut donc avoir un caractère tout à fait positif, puisque c’est ce qui a permis le développement des sciences de la nature.
Mais cette séparation entre humains et non-humains est aussi précisément ce qui a rendu possible ce mouvement de privatisation des « communs » – c’est-à-dire tous ces éléments non humains partagés par des groupes d’humains : l’eau, les forêts, les pâtures, mais aussi le savoir, par exemple – en les transformant en « ressources ». Celles-là mêmes qui ont ensuite permis, d’abord par la politique d’exploitation du travail et des matières premières dans les colonies, puis par le développement de la révolution industrielle qui en a découlé, une accumulation sans précédent de capital, avec toutes les conséquences écologiques et sociales que l’on connaît aujourd’hui. Autrement dit, par la tournure de pensée qu’il a induite chez les Européens à partir du 17e siècle et qui s’est ensuite accéléré et répandu à travers le monde, le naturalisme a été la condition de possibilité du capitalisme, son soubassement.
De ce fait, la crise climatique et écologique contemporaine hériterait donc directement du naturalisme ?
Le problème, c’est la forme d’impérialisme avec laquelle le naturalisme s’est imposé aux autres représentations du monde, partout ailleurs. Conceptuellement, on peut continuer de présenter les Chinois comme des « analogistes » – une tradition ancienne, également présente dans l’Europe du Moyen Âge ou dans les populations autochtones mésoaméricaines, qui veut que les éléments disparates du monde doivent être reliés dans des chaînes de correspondances, à l’instar de l’analogie entre le microcosme et le macrocosme, le corps humain et le cosmos céleste. Mais dans les faits, l’État chinois participe complètement à la grande bataille productiviste, basée sur cette idée démiurgique de contrôle et de transformation des ressources…
Le naturalisme n’est qu’une formulation parmi d’autres, et c’est même probablement l’une des représentations les plus exotiques en soi, en tout cas les moins bien partagées au monde ! L’idée d’une sorte de totalité extérieure aux humains qu’on appellerait « nature » n’a rien d’universel, il faut en avoir conscience. C’est pour ça que je dis que « la nature n’existe pas », pour toujours rappeler que c’est une construction.
Or, tout le drame du colonialisme, c’est qu’il n’a pas seulement pillé les ressources et réduit des populations en esclavage, mais il a aussi répandu les idées à l’origine même de ce mouvement de pillage généralisé. Et désormais, on en mesure effectivement les conséquences dramatiques, quand on voit que des populations, comme les Achuar, qui ne sont pour rien dans le changement climatique souffrent directement de ses conséquences… C’est aussi pour cela que le concept d’anthropocène me paraît mal nommé, et qu’un terme comme « capitalocène » serait bien plus juste : c’est bien une petite proportion de l’humanité qui, par sa gloutonnerie, a mis la totalité des humains dans une position terrible, en remettant en cause les possibilités de l’habitabilité sur Terre.
Vous avez d’abord étudié la philosophie lorsque vous êtes entré à l’École normale supérieure. Qu’est-ce qui vous a poussé ensuite à vous tourner vers la discipline de l’anthropologie ?
Une petite désaffection vis-à-vis de la philosophie, disons.
Plutôt que de faire de l’épistémologie, ou de l’histoire de la philosophie, il m’a semblé plus intéressant d’examiner des expériences philosophiques grandeur nature, que des collectifs humains pouvaient les mettre en œuvre. Même si ces expériences n’étaient pas nécessairement réflexives, j’avais le pressentiment qu’elles étaient porteuses d’enseignements dont on pouvait tirer parti. L’anthropologie permet de « dés-eurocentrer » le regard, et en l’occurrence, cela m’a aussi appris à « dés-anthropocentrer » les concepts que j’utilisais.
Après tout, les sciences sociales sont des héritières directes de la philosophie des Lumières, et si tout le monde utilise à présent les concepts de « nature », de « culture », de « société », il ne faut jamais oublier qu’ils ont une histoire tout à fait singulière, qui nous est propre, en Europe. L’anthropologie invite à remettre en question toutes ces notions et à en proposer d’autres.
Et à quoi donc peut servir aujourd’hui l’anthropologie ? Peut-elle nous aider à mieux métaboliser la crise écologique ?
À faire prendre conscience à nos concitoyens que les chemins sur lesquels nous nous sommes embarqués, avec le naturalisme puis le développement du capitalisme, ne sont pas les seuls possibles ! L’Histoire le montre aussi, mais à travers le passé, alors que l’anthropologie donne à voir des peuples contemporains qui nous offrent d’autres choix collectifs. C’est un tremplin pour imaginer d’autres futurs possibles.
Cela permet d’échapper à ce que François Hartog appelle le « présentisme », l’illusion que nous sommes dans un présent éternel, alors qu’il y a en fait de très nombreuses voies différentes que nous pourrions choisir. Il ne s’agit pas de copier des modèles existants, puisqu’aucune situation historique n’est transposable. Il s’agit simplement d’admettre, comme des stimulants intellectuels, toutes ces formules alternatives qui conçoivent et dessinent autrement la vie en collectivité, le rapport aux non-humains, l’organisation sociale, etc.
C’est fondamentalement une entreprise de déconstruction ?
Par définition, oui : l’anthropologie consiste à faire abstraction de valeurs qu’on porte en soi, pour mieux observer des réalités qui peuvent ensuite remettre en question nos propres certitudes. Donc la dimension critique est automatique. La principale qualité de l’ethnographe, c’est l’humilité, qui l’incite à se méfier de ses préjugés. L’anthropologue est entre deux mondes, il doit abandonner en partie celui dont il vient, sans être jamais entièrement dans celui qui l’accueille. Et c’est parce qu’il a cette distance qu’il peut être efficace, en faisant ainsi varier les paramètres de son propre monde à partir des paramètres du monde où il a choisi d’élire domicile.
Est-ce cela qui vous a conduit à vous éloigner progressivement du marxisme, dont vous avez été un compagnon de route pendant longtemps ?
Il y a beaucoup de choses à conserver chez Marx, par exemple sa théorie de la plus-value qui reste complètement d’actualité. Beaucoup des textes de jeunesse de Marx sont très intéressants parce qu’ils s’efforcent précisément d’aller à l’encontre du naturalisme. Mais ensuite, avec ses textes plus économiques, et notamment Le Capital, il a fini par se laisser happer par sa critique de l’économie politique, et il a eu tendance à naturaliser l’activité productive comme étant caractéristique du temps présent… En cela, il est typique des penseurs socialistes du 19e siècle qui n’ont pas pris en considération la finitude des ressources. Or, c’est justement un point crucial qui met à mal tout le projet construit sur l’émancipation des peuples grâce au développement des forces productives.
Au cœur de ce couplage, il y a en fait une double imposture qu’a bien mis en évidence Pierre Charbonnier dans son livre Abondance et liberté : on rendait ainsi possible l’émancipation par l’enrichissement et par l’accès à un très grand nombre de marchandises, sans prendre en considération le fait que cela n’était possible que par un phénomène de surexploitation des ressources, que ce soit la force de travail réduite en esclavage ou les matières premières, également hors d’Europe, et qui paraissaient donc infinies puisqu’on n’en voyait pas l’épuisement. Cela, Marx l’avait vu également d’une certaine façon, à travers la théorie du fétichisme de la marchandise : il explique bien qu’on ne perçoit pas la valeur travail qui est investie dans les marchandises, et qu’on finit par avoir tendance à voir les rapports entre les humains comme des rapports entre les marchandises.
De ce point de vue, la situation qui permettrait de sortir d’une logique marchande suppose donc de sortir de la logique de production, qui est caractéristique du naturalisme. Or, autant il y a bien des débats vifs sur le principe d’accumulation capitaliste, autant l’idée de production en tant que telle reste encore quelque chose d’assez répandu. Mettre l’accent sur le fait que nous devons être sensibles aux non-humains comme partenaires dans un mouvement général d’émancipation, ça permet ainsi de changer complètement de logiciel.
Certains vous rétorqueront que déconstruire le dualisme nature-culture n’offre pas beaucoup de prises concrètes, face à l’urgence de la crise écologique et l’ampleur des dégâts, voire que cela contribuerait à dépolitiser le sujet. Et que, si l’on considère le capitalisme comme le premier facteur responsable de la crise écologique, alors c’est à lui qu’il faut s’attaquer en priorité. C’est en substance ce que défend par exemple un penseur comme Frédéric Lordon [3]. Que répondez-vous à cela ?
Qu’il faut, bien évidemment, lutter contre les institutions qui propagent et rendent possibles l’accumulation capitaliste, ça va de soi. Je n’ai jamais caché mes opinions là-dessus. Mais qu’est-ce que ça veut dire, aujourd’hui, être anticapitaliste ? Quelle forme ça prend ? Est-ce que c’est le « Grand Soir », est-ce qu’on compte faire la Révolution et pendre tous les patrons au réverbère ? Il y a une erreur profonde sur l’état de la situation historique, qui ne s’y prête pas. C’était déjà le cas quand j’étais militant à la Ligue communiste révolutionnaire (ancêtre du NPA, ndlr) dans ma jeunesse, et c’est précisément la raison pour laquelle j’en suis parti.
Notre espoir, complètement fou, c’était de devenir l’avant-garde du prolétariat, mais on ne s’était pas rendu compte que le prolétariat, tel qu’on le concevait, était en train de disparaître puisque la classe ouvrière elle-même était en train de disparaître…
Aujourd’hui, je vois dans les luttes écologiques une capacité de mobilisation absolument extraordinaire, que je ne retrouve pas dans les luttes anticapitalistes traditionnelles, dont les modes d’action n’ont pas beaucoup progressé depuis 50 ans et qui consistent essentiellement à distribuer des tracts à la sortie des usines. Moi, j’ai été très déçu par la variante léniniste de ce militantisme, qui débouche sur une impasse. Et de manière générale, il est toujours dangereux de prioriser et de ne considérer tout le reste que comme des « contradictions secondaires ».
Au contraire, il faut tout faire en même temps, à la fois se battre contre les institutions du capitalisme, mais aussi produire des alternatives concrètes – ce n’est pas l’un ou l’autre. Et c’est aussi pour ça que Notre-Dame-des-Landes est un cas si intéressant : au-delà de sa valeur exemplaire, elle a aussi offert un point d’appui important pour continuer les luttes institutionnelles. C’est tangible. Sinon, la lutte anticapitaliste reste juste incantatoire, et c’est rarement satisfaisant…
Vous vous êtes rendu à plusieurs reprises sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, ces dernières années : qu’est-ce qui vous y plaît tant, au fond ?
Le projet politique qui y est défendu, et qui est encore très mal compris par ailleurs – il suffit de voir les politiciens de droite en parler pour mesurer leur ignorance et leur mépris. La ZAD porte un projet de vie communal, dans lequel les terres, comme le travail, sont en commun. Dans lequel il n’y a pas de logique marchande derrière l’acte de production, mais plutôt une forme d’entraide, de solidarité. Dans lequel les décisions politiques, c’est-à-dire celles qui concernent la vie collective, sont prises par discussion – c’est donc une démocratie participative plutôt que représentative. Ce qui est à la fois extraordinaire, avec un fort effet d’exemplarité, mais aussi très coûteux, puisque cela exige de rechercher et obtenir en permanence le consensus. Et de ce point de vue là aussi, on devine que cela peut être très inquiétant pour des politiciens qui considèrent qu’une fois que le citoyen a mis son bulletin de vote, il n’a plus le droit à la parole !
Au fond, la ZAD propose un récit alternatif qui est porteur d’enthousiasme. Ce n’est pas pour rien qu’il s’en crée un peu partout : contre les retenues d’eau pour la neige artificielle comme à La Clusaz, contre les mégabassines dans l’agriculture, contre des projets d’aménagement urbain, comme aux Lentillères à Dijon… C’est une forme d’occupation du territoire qui fait tache d’huile. Au début, c’est toujours une mobilisation contre un projet, et ensuite, cette mobilisation se stabilise en un mode de vie particulier. Cela m’a beaucoup frappé lorsque j’y étais, en juillet dernier, pour le festival « Zadenvies » : tous ces jeunes sont là en quête d’une altérité possible, d’une autre façon de voir et d’être ensemble. C’est ce qui est passionnant, ces modes d’action engendrent des modes de vie. Et de la joie, aussi, il faut voir l’enthousiasme à partager ces luttes. Tant mieux, car le militantisme ne doit pas être une martyrologie !
Autonomie électrique, le rêve d’une reconnexion
Réflexions sur l’électricité avec Fanny Lopez
Théo Mouzard
https://pantherepremiere.org/texte/autonomie-electrique-le-reve-dune-reconnexion
Article
Alors que les réseaux électriques qui structurent le monde sont largement invisibles, la chercheuse Fanny Lopez nous invite à plonger dans l’histoire de l’« ordre électrique », centralisé et uniformisé à l’extrême, pour envisager une pluralité de modèles et inverser la perspective : partir du bas, maîtriser la technique, repenser le politique via la réappropriation de la ressource énergétique. Enseignante-chercheuse dont les travaux se situent au croisement de l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme, des techniques et de l’environnement, Fanny Lopez est l’autrice de deux ouvrages consacrés à l’autonomie énergétique. (…)
Pourquoi as-tu choisi de travailler sur l’électricité ? En France par exemple, en quoi la manière dont le réseau électrique a évolué est problématique ?
Mon intérêt pour ce sujet est lié à ma trajectoire militante et à ma participation à des chantiers collectifs sur des lieux autonomes, parallèlement à mes études. La question de l’autonomie fortement revendiquée par ces lieux militants posait la question de l’échelle des services et du rapport aux réseaux existants (eau, assainissement ou électricité). C’est autour de l’électricité qu’il y a le plus de complexité. À partir de là, je me suis intéressée à son histoire et à ses rapports avec l’histoire de l’urbanisme et de l’architecture qui me passionnait tout autant. L’histoire des réseaux électriques est tant technique qu’économique, industrielle, politique et administrative. Les premiers réseaux électriques, dans les années 1890, fonctionnent avec des petites centrales de production et des réseaux peu étendus, l’acheminement de l’électricité n’est possible que sur quelques kilomètres. Entre les années 1900 et 1910, les réseaux se multiplient, les communes s’équipent progressivement. Les réseaux installés sont très hétérogènes, il y a beaucoup de fournisseurs différents avec des différences de courant et un modèle décentralisé de gestion. Puis les industriels vont chercher à réduire leurs coûts, à augmenter leur rendement, leur production, à couvrir des distances de plus en plus grandes. C’est ainsi qu’au fil des années 1910, 1920, 1930 se dessine progressivement une centralisation technico-économique.
Il commence à y avoir des grands groupes régionaux, puis nationaux, de production et de distribution d’électricité et les communes vont perdre progressivement la main. Dès le début, un rapport de force va s’installer entre les communes et les industriels de l’électricité. Même s’il a pu y avoir des transferts financiers des sociétés électriques vers les communes, qui récupéraient une partie des bénéfices pour développer des projets de services publics et d’intérêt général, beaucoup de défenseurs de l’industrie estimaient que les communes entravaient la liberté des entreprises privées. En France, les lois ne cesseront de limiter le pouvoir économique et politique des communes1. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en 1946, EDF, monopole national pour la production, le transport et la distribution de l’électricité est créé dans une version très centralisatrice et favorable aux industriels. Puis à partir des années 1980, la libéralisation du secteur avantage encore plus les grandes entreprises. Aujourd’hui, le secteur électrique se découpe en trois grands ensembles : la production (dérégulée et réalisée par plusieurs entreprises : EDF, Total Direct Énergie, Engie…), la transmission (RTE2) et la distribution (Enedis) – qui sont quant à elles toujours régulées par l’État. Bref, c’est intéressant de voir qu’au fil de l’histoire les pouvoirs locaux n’ont cessé de perdre la main et que tous les projets de décentralisation ont été systématiquement rejetés et écartés.
Quand les premières initiatives d’autonomie énergétique sont-elles apparues ?
L’histoire de la petite échelle de la production et de la distribution, des petites centrales, des petits réseaux, du municipalisme électrique est aussi ancienne que l’histoire de l’électricité. L’ouvrage issu de ma thèse, Le rêve d’une déconnexion, questionne les antécédents conceptuels et expérimentaux de la recherche d’autonomie énergétique pour montrer qu’elle n’apparaît pas dans les années 1990 ou 2000, moment où la notion arrive dans le champ institutionnel de l’écologie avec le développement dit durable, ni dans les années 1970 où elle est souvent rattachée à l’histoire de la contre-culture et des luttes antinucléaires.
L’histoire de l’électricité est marquée par des batailles d’échelles, de courants, de visions sur les modèles de société qui en découlent. Le modèle des grands réseaux électriques est un modèle conçu pour la croissance et selon des logiques industrielles ; il utilise majoritairement des énergies non renouvelables. Mais la critique de la giant science, de la massification et du gigantisme technologiques a toujours existé comme un contrepoint. Par exemple, dans les années 1920-1930, les régionalistes étatsuniens de la Regional Planning Association of America font la critique des grands barrages du New Deal3 qui défigurent les territoires et travaillent sur des propositions de petites infrastructures hydrauliques, liées à une industrie de plus petite échelle. L’architecte Frank Llyod Wright fut également un grand défenseur de l’autosuffisance, en témoignent son domaine Taliesin et son utopie urbaine Broadacre city4. L’histoire de ces infrastructures et de leurs liens aux territoires habités nous montre qu’il y a un nombre immense d’alternatives au capitalisme thermo-industriel centralisé.
Justement, pourrais-tu nous en présenter quelques-unes qui ont cours aujourd’hui ?
Depuis une quinzaine d’années, la coopérative est devenue une forme privilégiée et leur nombre a explosé en zone rurale, urbaine ou périphérique notamment en Europe mais aussi aux États-Unis. Pour la ville, on pourrait citer l’exemple de Co-op City dans le Bronx, un quartier du nord-est de la ville de New York. Co-op City, c’est une coopérative d’habitant·es qui gère, en lien avec le bailleur et soutenue par des financements publics, l’un des plus grands micro-réseaux à usage résidentiel au monde. Les deux turbines à gaz de l’installation électrique, qui produisent 38 MW, permettent de produire de l’électricité à moindre coût pour les résident·es (dont les factures ont baissé) et de vendre de l’électricité excédentaire au grand réseau électrique, même si c’est un bras de fer avec l’opérateur historique5. Les fonds générés par la vente d’électricité permettent de rembourser les prêts liés à la réalisation du projet et d’investir dans d’autres projets collectifs dans le quartier. L’autonomie électrique de Co-op City avoisine aujourd’hui les 90 %. La coopérative prévoit d’ajouter 5 MW de capacité solaire photovoltaïque et une station d’épuration pour convertir les eaux usées en eaux grises. Il y a aussi l’idée de méthaniser une partie des déchets fermentescibles pour transformer la centrale de cogénération gaz en centrale biomasse6.
Ici, l’exemple est intéressant parce que c’est une communauté d’habitant·es qui s’est structurée en coopérative pour récupérer la plus-value financière : les bénéfices vont à la communauté. Car relocaliser l’énergie, c’est aussi relocaliser des flux économiques.
Dans le cas de Co-op City, on a une centrale de 38 MW. C’est énorme, c’est un métier de gérer ça. C’est pourquoi la coopérative emploie une société énergétique pour le faire à sa place. Il y a d’autres exemples où c’est la coopérative qui le gère directement, mais dans ce cas, il faut les savoir-faire ; les gens se forment ou recrutent les compétences nécessaires. Toutes ces situations sont bien particulières aux États-Unis, car les micro-réseaux privés y sont légalement autorisés, tandis qu’en France, et globalement en Europe, ce n’est pas le cas, même si les réglementations diffèrent.
En Allemagne, en ce moment, il y a des communes qui remunicipalisent leurs réseaux comme Hambourg ou Saerbeck. Contrairement à la France, l’Allemagne n’a jamais connu le monopole de la gestion énergétique par une seule entreprise (EDF) : depuis la fin du XIXe siècle, les municipalités prennent part à la production et à la fourniture d’énergie grâce aux Stadtwerke, des entreprises communales. Face à de lourds problèmes de financement, de nombreuses communes ont revendu leurs Stadtwerke à des entreprises à partir des années 1980, mais la vague s’inverse depuis les années 2000 dans l’idée d’une relocalisation des ressources et production d’énergies renouvelables.
En France, malgré l’extrême centralisation, y a-t-il quelques initiatives ?
Oui. Pour la production, il y a par exemple Énergie-partagée et Enercoop qui rassemblent des citoyen·nes, des associations et des institutions, et qui militent pour cette réappropriation dans les territoires, en développant et en accompagnant des installations de production d’énergie renouvelable. Des grandes villes comme Grenoble et Albi, mais aussi des municipalités plus rurales comme Tremargat ou Le Méné soutiennent ces initiatives.
Mais s’il y a des initiatives locales en matière de production, il n’y a pas, au niveau national, de politique écologique et énergétique en faveur de la décentralisation, de la relocalisation et de l’autonomie. (…)
Les collectifs ou les communes qui cherchent à relocaliser les réseaux sont-ils animés par des réflexions critiques à l’égard du fonctionnement des institutions politiques (l’État centralisé par exemple) ? Les motivations sont-elles uniquement « écologiques », ou portent-elles aussi sur les modes de gouvernement ?
Ça dépend… Les postures sont très différentes. Dans sa thèse sur l’autonomie énergétique en milieu rural en France, en Allemagne et en Autriche, l’anthropologue Laure Dobigny a bien montré que les projets portés par des particuliers, des agriculteur·ices et des collectivités locales comportaient des dimensions politiques fortes. Car, comme elle le dit, « finalement lorsque l’énergie change de mains, le pouvoir aussi »7. En revanche, si la municipalité grenobloise a annoncé son souhait de produire, via GEG (Gaz électricité de Grenoble), l’équivalent de la consommation des habitant·es de la ville en énergie renouvelable, le parc éolien qu’elle possède se trouve aux quatre coins de la France (donc rien de local). Par ailleurs, la mairie est aussi assez critiquée car ce projet ne s’accompagne pas d’un discours sur la réduction de la consommation d’énergie, notamment des entreprises super énergivores de la high-tech grenobloise8. En fait, les discours et les projets sur l’autonomie énergétique et les micro-réseaux sont aussi portés par des grandes entreprises, qui les vendent comme des dispositifs high-tech. Ce sont des outils de renouvellement du capitalisme urbain. À New York, le complexe immobilier de Hudson Yard a doté ses luxueux immeubles d’un micro-réseau électrique et d’un système de chauffage autonome. En cas d’ouragan ou de catastrophe, les habitant·es pourront continuer de regarder Netflix en faisant tourner la machine à glaçons. La notion, floue, de « transition énergétique » n’est souvent qu’un écran de fumée. Car il ne s’agit pas uniquement de modifier la source d’énergie et sa structure matérielle, technique et organisationnelle. La chose n’a un intérêt que si elle s’inscrit dans un projet de décroissance, de baisse des consommations et du bilan carbone global.
Concrètement, est-il possible de parvenir à une autonomie énergétique ? Si oui, à quelle échelle ? Celle d’une maison, d’une commune, d’un pays ? Ce serait quoi un nouveau système énergétique qui reposerait sur des autonomies locales ?
Je pense qu’il y a beaucoup de choses à reprendre dans l’histoire du municipalisme socialiste et libertaire, du communalisme en passant par le fédéralisme démocratique9. Dans tous les cas, la coexistence des échelles est complexe. Renforcer les productions locales ne signifie pas se couper de toutes les infrastructures existantes. Un hameau rural peut être 100 % autonome et fonctionner avec un micro-réseau et des productions locales d’énergie, mais en zone urbaine dense ou plus périphérique, c’est plus compliqué, il faut penser les interconnexions territoriales. Chaque unité ou groupement bâti devrait maximiser ses capacités productives et optimiser sa gestion, afin d’augmenter son autonomie de fonctionnement et redistribuer l’excédent dans la maille énergétique locale, régionale ou nationale. En fait, il s’agirait juste d’inverser la hiérarchie historique du système électrique. On partirait du local, on renforcerait partout où cela est possible l’autosuffisance à partir des énergies renouvelables et le grand réseau électrique deviendrait une sorte de système de secours. S’il faisait trop froid dans le grand Est l’hiver 2026, alors on devrait pouvoir piocher de l’électricité produite par le Sud au même moment. Il y aurait donc une organisation territoriale à trouver. Il ne s’agit pas de revenir à un individualisme méthodologique10 qui consisterait à imaginer que la somme des collectifs autonomes libertaires suffit à faire société. C’est plus compliqué que ça. Il y a des structures et des échelles de gouvernance qui existent – la commune, les intercommunalités. Comment partir de là ? Quel est le rapport avec la région, le pays ? Il faudrait repenser toute la politique énergétique du pays avec et à partir des territoires. Et puis il faudrait organiser la diversité infrastructurelle. Car le système technicien tel qu’il s’est développé ne tolère aucune spécificité : tout a été homogénéisé, standardisé et normalisé par la centralisation. Penser un système énergétique décentralisé et distribué, c’est l’inverse, c’est intégrer la spécificité, le particularisme et la diversité infrastructurelle. Mais d’abord, avant de réfléchir à des modèles d’autonomie énergétique, il faut aussi pouvoir envisager une baisse assez forte de nos consommations. C’est un point essentiel, irrémédiable. L’âge de l’illusoire abondance est terminé. On ne peut pas consommer deux ou quatre planètes éternellement, on est dans le rouge. Rouge foncé. Dans ce sens, on peut mettre en avant l’hypothèse d’une équipe de recherche canadienne, Follow the Wind, Follow the Sun11 : quand il n’y a plus d’énergie renouvelable, on stoppe les activités les plus consommatrices et énergivores, celles de nuit également.
Est-ce que tu crois encore dans la technique ? Est-ce qu’on a encore besoin d’inventer de nouveaux dispositifs techniques pour répondre aux défis énergétiques contemporains ? Est-ce que toutes les pièces ne sont pas déjà là, mais pas agencées de la bonne manière ?
Oui, je crois en la technique et l’histoire des techniques est passionnante, même si elle est beaucoup parasitée par la question de la flèche du progrès. En 1963, l’historien des techniques Lewis Mumford prononce à New York un discours qui sera publié sous le titre : « Techniques autoritaires et techniques démocratiques ». Il dit, en gros, que depuis la fin des temps néolithiques, deux techniques ont coexisté côte à côte, l’une autoritaire et l’autre démocratique. La première nécessite des moyens industriels colossaux, émane d’un microcosme d’experts. Elle est extrêmement puissante, coûteuse et polluante. Elle est aussi plus instable et dangereuse. La seconde, maîtrisée par l’humain, est plus faible, lente, sobre, ingénieuse et durable. C’est un peu binaire, dit comme ça, mais je trouve cette réduction assez opérante. La première trouve ses origines dans le despotisme oriental des civilisations dites précapitalistes. L’historien marxiste Karl August Wittfogel a analysé le mode de production de ces « civilisations hydrauliques » qui contrôlaient les fleuves, le système d’irrigation et l’agriculture, et il a montré que ces anciens empires, notamment la Chine et l’Égypte, étaient fondés sur le contrôle total des eaux, grâce à la mise en place d’une large bureaucratie centralisée et de l’esclavage pour maîtriser ces infrastructures monumentales.
C’est le même mythe de puissance illimitée qui va obséder les inventeurs des bombes atomiques, des fusées, les transhumanistes. Il y a un délire, une ivresse de puissance qui les pousse dans une croyance mystique : la technique doit s’étendre et dépasser ses limites, celle de l’entendement humain quel qu’en soit le coût ultime pour la vie, l’environnement. Cette technique autoritaire a su être merveilleusement dynamique et productive, elle a augmenté de manière illimitée, dans des proportions gigantesques, tout un tas de choses, des produits admirables, d’autres bien inutiles. Elle s’acquitte progressivement de la promesse d’une massification et d’une accessibilité : c’est l’avion et le smartphone pour presque tou·tes. Mais il y a une contrepartie, nous dit Mumford : cette technique est autoritaire, elle nous contraint d’accepter tout ce qu’elle produit artificiellement, de manière normée et uniformisée, sans jamais laisser la porte ouverte aux alternatives. Dans les années 1920, le moteur de la voiture était thermique, pas électrique. En 2030, il sera électrique. Point final.
Or nous voulons une société qui puisse développer d’autres projets techniques pour d’autres façons de consommer et de vivre. On ne veut pas consommer de l’électricité nucléaire, ni des véhicules électriques ou des smartphones pleins de terres rares12, on ne veut pas être fliqué·es en permanence par le numérique jusque dans notre lit.
C’est là qu’interviennent les questions féministes, que tu articules à ta critique des infrastructures techniques…
Oui effectivement, c’est un point central. La pensée aménagiste est avant tout viriliste. L’ingénierie militaire et civile est structurée par des stéréotypes de genre et une pensée spécifique de l’infrastructure qui repose sur un imaginaire et une idéologie sexiste, androcentrée et anthropocentrée.
En deux mots, l’ordre des sexes range les femmes dans la sphère privée et de la famille – qu’elles peuvent éventuellement investir comme un domaine d’expertise – tandis que les hommes exercent leur domination dans la sphère publique, celle du travail rémunéré, de la citoyenneté, de la transformation de la nature, de l’ingénierie et de la technique qui s’affirmera avec les révolutions industrielles du XIXe siècle. Au tournant des années 1980, les études féministes et de genre percutent l’histoire des techniques et ouvrent de nouvelles perspectives critiques. De nombreuses théoriciennes écoféministes13 ont montré les liens entre les oppressions de genre, sexistes, racistes, LGBTQIphobes et l’exploitation de l’environnement. Et il y a de nombreuses recherches ainsi que des expérimentations collectives féministes et queer qui s’emparent du champ des techniques pour proposer d’autres manières de faire en matière de construction et d’aménagement notamment14. C’est toute une nébuleuse d’initiatives et de références. Je suis justement en train de travailler là-dessus, à savoir quelle serait une pensée féministe/queer des infrastructures électriques…
À la « profession mutilante » du médecin, de l’architecte – ou de l’expert EDF – et aux machines, dont les humains sont les serviteurs, Ivan Illitch oppose les « outils conviviaux », des outils « au service de personnes intégrées à la collectivité », soit des technologies accessibles à tou·tes. Les réseaux énergétiques peuvent-ils être conviviaux ?
La notion de technologie accessible renvoie à celle de technologie démocratique dont on parlait avec Mumford. Dans mes deux ouvrages, une bonne partie des exemples passe par des « technologies » manipulables, maîtrisables, conviviales. Sous-entendu, si le micro-éolien tombe en panne, la coopérative sait le réparer. En fonction de l’échelle ou de la technologie, soit la tendance est low-tech15, et les solutions techniques sont facilement appropriables, soit la communauté s’appuie sur une société de gestion énergétique (comme Coop-city) qui emploie des gens dont la maintenance et la réparation sont le métier. Dans son anthropologie des projets d’autonomie énergétique, Laure Dobigny montre que quand les habitant·es se sentent copropriétaires et responsables d’une partie de l’infrastructure énergétique qu’ils et elles utilisent, mais aussi des espaces communs collectivement investis, des changements de comportement et d’usages sont observés, au premier rang desquels une baisse de la consommation.
Mais cela ne veut pas dire que les habitant·es doivent tout faire, partout, tout le temps. Ils et elles peuvent s’appuyer sur des professionnel·les. Car tou·tes les médecins, ingénieur·es, architectes et autres expert·es n’entretiennent pas des positions de savoir écrasantes. Je ne pense pas que la professionnalisation soit par essence mutilante. C’est un vieux débat. On ne peut pas tout faire et tout savoir, sinon on fait souvent tout mal. La spécialisation fait gagner du temps, elle est gage d’expérience et de maîtrise technique. À une échelle plus domestique, si je n’ai pas envie de faire une formation d’électricienne ou d’ingénieure, je peux faire appel à celles et ceux dont c’est le métier, ce qui n’empêche pas de se former et d’acquérir des savoir-faire, de participer à des chantiers collectifs.
Dans ton premier livre, tu cites nombre de « rêves » de déconnexion électrique, comme les maisons du futur de Buckminster Fuller (1928), la maison autonome d’Alexander Pike (1971-1979), les projets de cité auto-énergétique de Jeanne-Marie et Georges Alexandroff (1976). Que racontent ces expériences – marginales, ambiguës, parfois non abouties – de la notion d’autonomie ? Qu’est-ce qui t’intéresse avec cette idée ?
Ce qui m’intéresse dans la notion d’autonomie, c’est que le terme est radical, plus politique que la notion d’autosuffisance, qui renvoie à un équilibre entre production et consommation. En moins de deux siècles, tous les besoins premiers sont devenus totalement dépendants de médiateurs techniques, institutionnels et commerciaux. Le mouvement de l’autonomie énergétique, en provoquant une mutation conceptuelle et structurelle de l’espace privé au sens large, en interrogeant un retour aux biens communs, en engageant une réflexion sur le municipalisme, propose une reprise de pouvoir sur nos besoins essentiels. Comme on le voit avec les projets utopiques que tu cites, l’architecture peut participer à mieux organiser, et en partie à auto-garantir, les nécessités vitales d’une communauté que ce soit une maison, un hameau, une commune ou un quartier. Ainsi l’architecture peut être entendue comme la mise en espace d’une économie de prélèvement (plus mesurée et sobre qu’une économie de prédation dans le rapport aux ressources) qui renvoie à optimiser spatialement et formellement les conditions matérielles d’existence.
Mais plutôt que l’autonomie en soi, c’est le processus d’autonomisation qui importe, et sa perspective politique. L’image d’Épinal de la petite maison dans la prairie avec son éolienne et ses trois biquettes, c’est sympathique, mais politiquement ça ne va pas très loin. La question de l’émancipation est collective. Comment refaire société autrement, collectivement, avec quelles formes de relations, de rapports au territoire, au vivant, avec quels réseaux ? Comment s’organiser de manière réticulaire et faire en sorte que dans le monde angoissé que l’on connaît, le local ne soit pas repli et isolationnisme xénophobe ? Comment imaginer une diversité d’infrastructures adaptées localement aux climats et aux ressources dans un monde dont la rentabilité s’est à l’inverse construite sur l’homogénéisation des styles de vie et une consommation à grande échelle boostée au kWh nucléaire ? Changer de société, c’est changer d’infrastructures. ~
[1] Voir l’ouvrage de François-Mathieu Poupeau, intitulé Les pouvoirs locaux et l’électricité en France (1880-1980). Une autre histoire du service public, disponible gratuitement en ligne à l’adresse suivante : <peterlang.com/view/title/65256>.
[2] RTE est le sigle de Réseau de transport d’électricité, gestionnaire du réseau public de haute tension. Les lignes à basse ou moyenne tension sont quant à elles gérées par Enedis.
[3] Le New Deal correspond à la politique interventionniste mise en place par le président Roosevelt entre 1933 et 1938 afin de lutter contre les effets de la Grande dépression. Des grands travaux virent ainsi le jour, tels que la construction de barrages.
[4] Dans le Wisconsin rural, le domaine de Taliesin, de 80 hectares, est doté d’un micro-barrage hydraulique, d’une éolienne et d’expérimentations constructives frugales. En 1932, Wright décrit son équivalent prospectif à grande échelle : Broadacre city, une ville à l’urbanisme en rhizome, décentralisé, dans laquelle la technologie sert l’autosuffisance locale (architecture organique, productions d’électricité locale en îlots, etc.).
[5] Les distributeurs arguent que renvoyer de l’électricité dans le réseau brouille les appareils techniques et qu’ils ne peuvent pas « maîtriser » cette électricité qu’ils ne produisent pas.
[6] En bref, le principe d’une centrale biomasse est de faire fermenter des déchets organiques (autrement dit méthaniser) pour produire du gaz, gaz qui sera brûlé et qui génèrera de la vapeur d’eau, laquelle mettra alors en mouvement une turbine reliée à un alternateur. La cogénération correspond à la capacité de cette centrale à produire simultanément de l’électricité ET de la chaleur pour alimenter le micro-réseau.
[7] Quand l’énergie change de mains : socio-anthropologie de l’autonomie énergétique locale au moyen d’énergies renouvelables en Allemagne, Autriche et France, Laure Dobigny, thèse de doctorat, 2016.
[8] Voir « La transition enchantée », Le Postillon, no 45, avril 2018 (disponible en ligne).
[9] Voir par exemple Janet Biehl, Le municipalisme libertaire. La politique de l’écologie sociale, Les éditions Écosociété, 1998.
[10] Manière d’expliquer les phénomènes sociaux comme la somme des actions individuelles des membres d’une société, sans faire appel aux structures sociales.
[11] <glif.is/meetings/2011/rap/arnaud-greenstar.pdf>.
[12] Il s’agit de matières minérales utilisées dans la fabrication des produits de haute technologie. Leur extraction est à l’origine de troubles sociaux et de grandes pollutions dans de nombreuses parties du monde. Voir Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui libèrent, 2018.
[13]Voir notamment Emilie Hache (dir), Reclaim, Anthologie de textes écoféministes, Cambourakis, 2016.
[14]Voir par exemple le film de Françoise Flamant, Seven Sisters, à propos d’un collectif étatsunien de charpentières qui luttent contre les discriminations professionnelles des métiers du bâtiment et pour la réappropriation de savoir technique.
[15] Le low-tech ou « technologie faible » désigne des techniques qui ne requièrent pas un savoir ou un savoir-faire trop important pour se les approprier.
Klima aldaketaren aurkako neurriak berandu hartzeak milioika bizitza kostatuko luke urtero
ELA-ren Ingurumen Boletina
www.ela.eus/eu/ingurumena/albisteak/klima-aldaketaren-aurkako-neurriak-berandu-hartzeak-milioika-bizitza-kostatuko-luke-urtero
Article
The Lancent Countdown-en txostenak, klima aldaketak Europan dituen eraginek osasunean dituzten arrisku larriei buruz ohartarazi du. Industriaurreko garaiekin alderatuta, Europako airearen batez besteko tenperatura igoera munduko batez besteko tenperatura igoera baino ia 1 ºC handiagoa izan da, eta 2022a izan zen Europako uda beroena. Munduko hirugarren ekonomia da, eta berotegi efektua eragiten duten gasen munduko emisio metatuen eragile nagusia.
“The Lancet Countdown” txostenak Europako osasunaren eta klima aldaketaren arteko loturak aztertzen ditu, klima aldaketak osasunean dituen ondorioak eta klima ekintzak Europan dituen onurak gainbegiratzen ditu, eta giza osasuna babesteko erantzun sendo eta informatu bat babesten du.
Europako herrialdeek munduko osasun sistema onenetako batzuk dituzte. Hala ere, Europak aurrekari gabeko krisiei aurre egin behar die, giza osasunerako eta bizitzarako kaltegarriak direnak eta egokitzeko gaitasuna arriskuan jartzen dutenak.
IPCCren 2022ko txostenak agerian utzi zuen mundua oso gertu dagoela klimak bultzatutako itzulerarik gabeko puntuetara iristetik. Europa osoan, osasunari lotutako arriskuek, ahultasunek, esposizioek eta klima aldaketak eragiten dituen inpaktuek erakusten dutenez, arintze helburu handiak behar dira ezinbestean, munduko tenperatura industriaurreko mailetatik 1,5 °C-ra baino gehiago ez igotzeko, eta erresilientzia sortzeko egokitze estrategia eraginkorrak izateko:
– Bero kolpeekiko esposizioak %57 egin zuen gora, batez beste, 2010-2019 epea 2000-2009 epearekin alderatuta, eta eskualde batzuetan %250 baino gehiagokoa izan zen. Horren ondorioz, beroarekin erlazionatutako gaixotasunek heriotza arrisku handian jartzen dituzte adineko pertsonak, haur txikiak, gaixotasun kronikoak dituztenak eta osasun arretarako sarbide egokirik ez duten pertsonak.
– 2000 eta 2020 urteen artean emandako berotze globalaren ondorioz, eskualde gehienetan tenperaturarekin lotutako hilkortasun tasaren igoera zenbatetsi da, eta, batez beste, hamarkada bakoitzeko 15,1 heriotza gehiago gertatu dira milioi biztanleko.
– Osasunean eragin zuzenak izateaz gain, beroaren eraginpean egoteak pertsonen bizi baliabideak ahultzen ditu, lanerako gaitasuna murriztean.
– Klima aldaketak Europako klimarekin zerikusia duten gertaera gero eta gogorragoak, eta sarriago, eragiten ditu. Osasun ondorio zuzenak eta zeharkakoak, azpiegituren galera eta kostu ekonomikoak eragiten ditu. 2011 eta 2020 bitartean, Europako eskualdeen % 55ek aparteko udako lehortea jasan dute. 2021ean, klimarekin lotutako muturreko gertaerek galera ekonomiko errekorrak ekarri zituzten, ia 48 000 milioi euro.
– Ingurumen baldintza aldakorrak ere aldatzen ari dira, zenbait gaixotasun infekzioso transmititzeko ingurumen egokiagoa bihurtuz.
Elkarren artean gainjartzen eta lotzen diren inpaktu hauek, pandemia eta gerra baten testuinguruan garatzen direnak gainera, osasun sektorean erresilientzia areagotzen duten eta pertsonak osasunerako gero eta arrisku handiagoetatik babesten dituzten esku hartzeen premia larria adierazten dute.
Bestalde, erregai fosilak etengabe erretzeak 117.000 heriotza eragin zituen 2020an PM2,5 partikulen eraginpean egoteagatik. Garraioaren sektorea izan zen eragile nagusia. Hala ere, klima aldaketak osasunean ondorio nabarmenak izan arren eta klima ekintzak osasunerako aukera handiak izan arren, aztertutako Europako 53 herrialdeetatik 23 diru publikoa erabiltzen ari dira erregai fosilei dirulaguntzak emateko, deskarbonizazio helburuen finantziazioa mugatuz.
Industriaurreko garaiak baino 1,2 °C epelagoa den mundu batean, klima aldaketak osasunean duen eragina Parisko Akordioaren 1,5 ºC-ko helburua gainditzearen ondorioen adierazgarri da.