Bizi !

Articles du Vendredi : Sélection du 17 décembre 2021


« Aucun gouvernement n’a suivi ou devancé avec une telle constance les desiderata du productivisme agricole »
Stéphane Foucart
www.lemonde.fr/idees/article/2021/12/11/aucun-gouvernement-n-a-suivi-ou-devance-avec-une-telle-constance-les-desiderata-du-productivisme-agricole_6105704_3232.html

Chronique. Inutile de le nier, ce fut un choc. La rédaction du Monde a reçu, samedi 20 novembre, un bref communiqué conjoint de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et du ministère de l’agriculture et de l’alimentation. Les deux organisations annonçaient une mesure historique : leur fusion au sein d’une même structure. « Mme Christi[a]ne Lambert, présidente de la FNSEA, et M. Julien Denormandie, ministre de l’agriculture et de l’alimentation, sont heureux de vous annoncer le rapprochement de leurs équipes au sein d’une même administration », lisait-on dans le texte. Ce rapprochement devait aboutir dans le courant du second semestre 2022.

C’était bien sûr un canular, orchestré par l’association Extinction Rebellion, qui avait poussé la farce jusqu’à ouvrir un site Web brocardant celui du syndicat agricole. Mais, avant d’en rire, certains destinataires sont passés par un bref moment de sidération : la fusion de la FNSEA et du ministère était-elle vraiment engagée ? Quelques fractions de seconde d’hésitation peuvent en dire bien plus que de longues analyses ; au cours des dernières années, la porosité entre le pouvoir et l’agriculture productiviste a été telle qu’elle a rendu l’absurde fugitivement envisageable.

Une cécité enthousiaste

Dans le passé récent, aucun gouvernement n’avait, avec une telle ardeur, une telle constance et une si enthousiaste cécité, suivi ou devancé les desiderata et les commandements du productivisme agricole. Mise de la gendarmerie nationale à la disposition de la FNSEA, avec la création de la cellule Demeter (chargée de surveiller les critiques de l’agriculture industrielle), démantèlement des aides au maintien de l’agriculture biologique et projet d’attribuer des subventions « vertes » à l’agriculture conventionnelle, abandon de facto de la lutte contre les nitrates issus de l’élevage intensif, soutien actif à la construction de méga-bassines pour l’irrigation, recul sur la sortie du glyphosate, remise en selle des néonicotinoïdes, volonté de déréguler les « nouveaux OGM »… La liste est ouverte.

Le 7 décembre, les associations participant au suivi du quatrième plan national santé-environnement (PNSE4) sont, elles aussi, passées par un moment de sidération. Au cours de la réunion de leur groupe de travail leur était présenté un Livre blanc proposant « 36 actions à mettre en place pour une politique française ambitieuse. “Une seule santé” » (l’approche « Une seule santé », One Health en anglais, vise à intégrer dans un même cadre la santé des humains, des animaux et des écosystèmes).

Le Livre blanc en question affichait, entre autres, les logos de la FNSEA, de l’Union des industries de la protection des plantes (UIPP) ou du Syndicat de l’industrie du médicament vétérinaire (SIMV). Le document était une commande, passée par une firme pharmaceutique (MSD Santé Animale) à un cabinet de conseil en lobbying (RPP Group), et a été coordonné par Jean-Luc Angot, coprésident du groupe de travail « Une seule santé », chargé du suivi du PNSE4 et… inspecteur général au ministère de l’agriculture.

Des actions étrangement orientées

Un mélange des genres si troublant que plusieurs membres du groupe de travail se sont demandé si ce fameux Livre blanc avait un caractère officiel. Interrogé, M. Angot dément. « Ce n’est qu’une contribution parmi d’autres », dit-il, précisant avoir œuvré bénévolement. « J’ai travaillé librement, sans pression, de même que la vingtaine de personnalités qui ont participé à ce document », poursuit-il. Interrogé, le cabinet RPP Group précise avoir coopté ces personnalités – peut-être n’était-il pas nécessaire de vouloir, en plus, leur tenir la plume. Parmi elles, des vétérinaires, un écologue, deux infectiologues, mais aussi un président de chambre d’agriculture, un représentant de la FNSEA, la directrice générale de l’UIPP, deux responsables du SIMV…
Aussi, certaines des « 36 actions » prônées par le document semblent-elles parfois étrangement orientées. La troisième proposition invite par exemple à lancer une initiative qui «
devra s’intéresser à a durabilité des outils de biocontrôle et des biopesticides, ainsi qu’aux idées reçues contre les produits phytosanitaires, et la manière d’y faire face ».

Pourquoi diable s’intéresser à la durabilité des produits de biocontrôle (utilisés en agriculture bio) et non aux risques sanitaires et environnementaux des pesticides de synthèse, bien plus problématiques ? Et ces « idées reçues » à l’encontre de ces derniers, auxquelles il faudrait « faire face », quelles sont-elles ?

La sixième proposition consiste en une étude qui répondrait entre autres à la question : « Est-il justifié de réduire la densité des élevages par crainte d’une épizootie ? » Outre que le sujet est aussi, et peut-être d’abord, de nature éthique, c’est surtout la contamination de la ressource en eau par les nitrates issus des élevages intensifs et la prolifération d’algues vertes qui posent de la manière la plus aiguë la question de la concentration des animaux. Mais, sans surprise, le mot « nitrates » n’apparaît qu’une seule fois dans les 44 pages du document. Et ne fait l’objet d’aucune proposition. « Je n’ai pas le sentiment d’avoir participé à un document de lobbying, j’ai essayé de mettre tout le monde autour de la table », dit M. Angot. L’idée qu’un cabinet de lobbying mandaté par une entreprise pourrait produire autre chose que du lobbying ne vient pas de nulle part. Pour comprendre, il faut revenir au sommet One Health, organisé fin septembre 2020 par la même société, MSD Santé Animale, colloque dont le fameux Livre blanc est la continuité. L’allocution introductive de l’événement, lui donnant l’onction de l’intérêt général, était assurée par le ministre de l’agriculture en personne, Julien Denormandie. Ce n’est pas un canular.

La subsistance, version écoféministe des communs
Jade Lindgaard
www.mediapart.fr/journal/culture-idees/051221/la-subsistance-version-ecofeministe-des-communs

ans un livre lumineux, la sociologue Geneviève Pruvost défend l’idée que le quotidien peut être politique : un champ de bataille contre les dominations, mais aussi une façon de reprendre du pouvoir de décision sur les moments essentiels de nos existences. 

Cela commence sur une petite parcelle de jardin que l’on butte avec soin. Ou dans le seau d’eau et de terre dans lequel on malaxe pour fabriquer des briques. Dans le panier dont on tisse le jonc pour qu’il soit à la taille de ce que l’on veut y transporter. Ou encore avec le feu du foyer qu’il faut entretenir assez longtemps pour que les braises durent toute la nuit. Des gestes complexes, anciens, vivriers mais effacés de la plupart de nos contrées occidentales par la modernité capitaliste et le consumérisme. 

De quoi s’agit-il ? De subsistance. Des actes qui pourvoient aux besoins vitaux de celles et ceux qui les pratiquent en les mettant sur la voie de l’autonomie, c’est-à-dire de la capacité de ne pas dépendre d’un système économique prédateur.

Dans un livre lumineux, la sociologue Geneviève Pruvost défend l’idée que le quotidien peut être politique, au sens féministe du terme : un champ de bataille contre les dominations, mais aussi une façon de reprendre du pouvoir de décision sur les moments essentiels de nos existences : se nourrir, construire sa maison, prendre soin de sa famille, se soigner…

Autant d’actes qui ne peuvent être durablement mis en œuvre dans cette perspective que s’ils sont pratiqués collectivement : avec les voisin·e·s qui prêtent leurs outils, l’ami·e qui dépanne de semences et de plants, les connaissances qui viennent participer à un chantier de construction, les soutiens qui viennent acheter les conserves, confitures, pains et autres produits transformés. « C’est une affaire éminemment politique engageant une communauté de personnes qui doivent coopérer. »

L’économie est au cœur de ce travail d’enquête sociologique et philosophique qui passe en revue autant de références théoriques (Ivan Illich, Henri Lefebvre, Silvia Federici, Alberto Magnaghi, John Dewey, Françoise d’Eaubonne…) que d’outils et de lieux possibles de création de richesse non capitaliste.

La chercheuse veut, par exemple, rétablir l’importance de « la maisonnée », l’unité de vie élargie au-delà de la famille nucléaire de manière à partager tâches, attention, savoirs, récits et de multiples formes d’amour et de soutien.

Le livre se termine par un passionnant éloge de l’ethno-comptabilité, selon les méthodes développées par les économistes et géographes Julie Graham et Katherine Gibson, pour soutenir la constitution de communs : « Il s’agit bien de créer une communauté dans l’activité même de recherche de cette communauté potentielle, selon l’idée que la communauté ne préexiste pas à l’action de mise en commun. » 

En ce sens, enquêter sur les activités non capitalistes « est en capacité à créer du lien ». Cela va avec l’idée, au cœur des mobilisations du community organizing, qu’il vaut mieux « partir de là où on en est, avec les moyens du bord et les gens du coin, en fédérant des initiatives hétérogènes ».

Pour Geneviève Pruvost, cette constellation de pratiques et de pensées aide à penser ce qu’elle appelle le « quotidien politique » ou aussi « la politique du moindre geste », qu’elle avait analysée dans un article de 2015.

Inspirée par le philosophe et sociologue marxiste Henri Lefebvre, elle part de l’idée de la vie quotidienne vue comme « un sol nourricier », pour inviter à s’ancrer dans ses temps et lieu de vie – plutôt que de s’enraciner, trop immobile. S’appuyer sur la matérialité du monde pour résister à « toute forme de règlement extérieur, centralisé, étatisé ». 

Car « adopter un quotidien politique, c’est entrer dans un espace-temps de réalités tangibles, concrètement vérifiables, par leur mise à l’épreuve dans le monde des proches », écrit-elle : « Bâtir une maison bien isolée sans recourir à des produits toxiques, cultiver des légumes dont les graines se gardent, privilégier les circuits courts d’approvisionnement. » Son propos n’a donc rien à voir avec l’éloge néolibéral de l’écogeste et de la responsabilité individuelle, ni avec la dépolitisation de certaines alternatives. 

À force d’exemples sur ses terrains d’enquête, dans les Cévennes ou sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, Geneviève Pruvost documente des exemples d’échappées concrètes de l’emprise marchande ou compétitive du capitalisme.

C’est aussi une réponse à celles et ceux qui, à l’exemple de Frédéric Lordon, reprochent aux alternatives leur taille insuffisante pour peser sur le cours des choses : la bonne échelle défendue ici est celle à portée de mains et de possibilités, en correspondance avec la réalité des écosystèmes et des ressources en eau, en forêt ou en sol offertes par chaque territoire spécifique – c’est l’hypothèse biorégionaliste, assez précisément défendue dans le livre.

En ce sens, la subsistance crée « une communauté ramifiée, formant monde, avec des cycles qui nous font aller de la table à la cuisine, de l’arrière-cuisine au potager, de la forêt sauvage à tout le travail de soin qu’implique la régénération du vivant ». 

C’est aussi une mise au point – même si son ton reste toujours généreux – sur l’écoféminisme, désormais mis à toutes les sauces éditoriales et électorales. Quel peut-être le sens aujourd’hui de ces pensées et mobilisations nourries de contestation antimilitariste et antinucléaire dans les années 1980 ?

Le livre tisse des liens entre les époques, les territoires, les sphères et les pratiques. C’est précieux, plein de vie et encourageant. 

Puisant dans la pensée d’Ivan Illich, elle fait l’éloge d’un « écoféminisme vernaculaire », situé dans des milieux de vie et des communautés d’activités, à la recherche de la bonne proportion entre l’attention au monde, la communauté dans laquelle on s’inscrit et les innombrables gestes que requiert cet « activisme de l’activité ». C’est un antidote contre ce qu’elle appelle la « housewifization » de la femme moderne hétérosexuelle, enfermée dans un domicile qui l’asservit doublement, par sa dépendance aux produits du marché et au salaire de l’époux. 

Sur le chemin de sa transmission vers la nouvelle génération militante, l’autrice s’arrête sur le moment fécond et méconnu en France des féministes de la subsistance.

Au milieu des années 1970, trois chercheuses allemandes, les sociologues Maria Mies, Claudia von Werlhof et l’anthropologue Veronika Bennholdt-Thomsen, veulent réhabiliter les économies de subsistance des pays du Sud. Elles critiquent les politiques de développement qui empêchent l’autonomie des femmes et soutiennent la revendication du salaire ménager. Elles se lancent aussi dans des contre-récits de l’histoire de l’humanité, qui réévaluent le travail des femmes, et notamment leur coopération, qui a permis selon elles la reproduction de l’espèce. 

Quels enseignements en retirer pour aujourd’hui ? « Mettre en lumière la capacité collective à offrir les moyens de survivre en nature n’est pas anodin », écrit Geneviève Pruvost, « il s’agit bien de pointer a contrario la dématérialisation des droits sociaux de l’État-providence (qui sont en argent). Ce faisant, elles posent le droit à la terre comme un droit de base ».

Par ailleurs, la notion de subsistance permet « d’éviter toute assimilation avec le travail domestique et de sortir du paradigme de la production : le travail de subsistance n’est pas une production domestique (équipée, adossée à l’industrie) ». Il permet par exemple de faire des économies, de s’enrichir en nature. Il se distingue ainsi de l’autoproduction, de l’autosuffisance, ou de l’autoconsommation « qui laisse penser qu’on peut produire tout seul et pour soi ». On est « toujours pris dans un collectif de travail incluant d’autres personnes, des matériaux, des animaux, des objets, tout un milieu de vie ».

Ainsi, pour l’autrice, « l’autosubsistance n’existe pas, c’est toujours de l’entre-subsistance ». C’est un enjeu de pratiques concrètes mais aussi de récit : « L’étrangeté change de camp : ce ne sont pas les travaux de subsistance qui sontprémodernes”, “péricapitalistes” ou “non capitalistes”, mais le capitalisme qui est postsubsistance, non-subsistance, antisubsistance. » 

En plein désastre politique, entre la candidature d’Éric Zemmour, la flambée de l’extrême droite au Chili et le festival de cynisme morbide du gouvernement au sujet des causes des noyades de migrant·es dans la Manche, le livre de Geneviève Pruvost tisse des liens entre les époques, les territoires, les sphères et les pratiques. C’est précieux, plein de vie et encourageant. 

***

Geneviève Pruvost,
Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance,
La Découverte, 394 pages, 22 €

Derrière l’« exode urbain », l’accaparement foncier ?
Aurélie Delage & Max Rousseau
www.nouvelobs.com/societe/20211206.OBS51837/derriere-l-exode-urbain-l-accaparement-foncier.html

Après avoir étudié les effets des nouvelles installations de citadins en zone périphérique, Aurélie Delage et Max Rousseau, deux chercheurs spécialistes des questions d’habitat, lancent un appel. A leurs yeux, l’arrivée de familles en quête d’un meilleur espace de vie masque un phénomène un phénomène plus profond : la multiplication des achats immobiliers d’investissement et des locations saisonnières qui éloignent les populations locales.

L’« exode urbain » provoqué par la crise sanitaire alimente aujourd’hui tous les fantasmes. Après une quarantaine d’années de creusement des inégalités entre des métropoles triomphantes, qui concentrent les gagnants de la mondialisation et les investissements, et une France des villes moyennes en déclin et des ruralités enclavées vouée à l’abandon, aux friches et aux fermetures des services publics, assisterait-on enfin à un rééquilibrage du territoire ?

La figure clé, ici, a été identifiée d’emblée par les médias : le « Parisien », cadre en télétravail, déterminé à fuir coûte que coûte les loyers prohibitifs et le métro saturé en quête d’une vie plus saine. On assiste depuis à un déferlement continu d’articles suivant à peu près toujours le même fil directeur, autour de l’interview par les journalistes de quelques-unes de leurs connaissances (généralement du même milieu social). Même son de cloche du côté des maires ruraux. Dès le premier déconfinement de l’été 2020, ces derniers se félicitaient que les maisons longtemps vacantes des bourgs déshérités aient toutes trouvé preneurs. La phrase choc, de Brest à Montpellier : « Tout est parti dans ma commune, il n’y a plus rien à vendre. » Les écoles vont pouvoir rouvrir avec ces promesses de nouvelles familles, les commerces s’implanter en raison de la nouvelle clientèle, de nouvelles entreprises se créer… Bref, le bonheur serait (enfin) dans le pré !

Beaucoup de transactions immobilières, peu d’installations

Sauf que… Un an après, le soufflé est clairement retombé. Nombreux sont les maires qui ont aujourd’hui déchanté. Certes, il y a eu des transactions, beaucoup même. Mais le problème est que celles-ci n’ont pas pour autant été toujours suivies d’installations pérennes. Loin de là. Parfois même, les maisons délabrées n’ont pas été réhabilitées. Elles ont certes un nouveau propriétaire (toujours inconnu au village), mais elles continuent de baigner dans leur jus. Comment expliquer une telle promesse déçue ? En l’absence de données actualisées sur les migrations, une hypothèse remonte des notaires, des agents immobiliers, des banques et des élus locaux : de nombreux achats n’ont en fait pas été effectués dans le but d’un déménagement – que celui-ci soit suivi du maintien du même emploi (télétravail) ou d’un changement d’activité radical (transition rurale).

La vague d’achats observée dans les périphéries françaises depuis l’année dernière évoque davantage l’accélération d’une évolution des motivations de l’acquisition de logement. Traditionnellement, celle-ci obéit à deux objectifs : soit il s’agit d’y vivre (propriétaire occupant), soit il s’agit de le louer (bailleur). Or d’après les retours de terrain, nombre des achats post-confinement suivent une logique hybride. Il s’agit en partie d’investissements, car les taux de rentabilité sont particulièrement attractifs (en raison de la faiblesse des prix dans la France déshéritée) ; et cet investissement lui-même se voit rendu encore plus rentable grâce aux plateformes de location de courte durée (Airbnb en tête, qui investit désormais les territoires non métropolitains). Mais il ne s’agit pas pour autant d’un simple investissement, car la location courte durée offre un second avantage : elle permet de revenir précipitamment jouir d’un cadre de vie confortable, en cas de nouveau confinement.

Rencontre improbable entre la collapsologie et la rente foncière

Il n’est donc pas étonnant que les régions les plus concernées par ces achats hybrides soient celles qui aient été les plus épargnées par la pandémie mais aussi celles qui jouissent des projections climatiques les meilleures, comme la Bretagne ou le Massif Central. C’est qu’elles garantissent un investissement profitable tout en offrant un refuge à plus ou moins long terme en cas d’aggravation de la situation climatique ou sanitaire. Bref, elles permettent au citadin anxieux de s’acheter la possibilité de s’extraire des menaces qui se précisent, en se garantissant une autonomie pensée uniquement à l’échelle individuelle. Mais en attendant, elles lui permettent de prélever à distance la rente foncière. C’est la raison pour laquelle, même situées au fin fond des Cévennes, les maisons avec des sources, notamment, sont particulièrement prisées, aux dires des agents immobiliers. Et bien sûr, c’est aussi la raison pour laquelle le jardin figure souvent parmi les principaux critères d’achat. Le jardin permet de respirer bien sûr, mais il permet aussi tout simplement… d’être en mesure de manger, ce qui peut s’avérer précieux en cas de rupture des chaînes d’approvisionnement.

Cette rencontre improbable entre la collapsologie et la rente foncière puise ses sources dans la collision entre deux phénomènes, l’un structurel, l’autre conjoncturel. Le premier, c’est bien sûr la montée de l’anxiété climatique, particulièrement prégnante en France. Le second, c’est la hausse de l’épargne disponible, en partie des citadins les plus aisés. Dans les territoires concernés, ce cocktail explosif ne produit pas une gentrification des campagnes – puisque ces achats ne sont pas suivis de migrations –, mais un décollage des prix couplé à une pénurie de l’offre – car la location à la nuitée ne s’adresse pas à la demande locale, en particulier celle qui émane des plus précaires. Comme ces achats se concentrent dans les villes-centres et les premières couronnes des agglomérations moyennes, ils menacent le droit à la ville des populations locales. Pour les plus jeunes et les plus modestes, il ne reste que trois options :

  1. une décohabitation retardée (jusqu’à quand ?), avec tous les troubles de la construction de soi ;

  2. une relégation de plus en plus loin dans l’arrière-pays, comme sur la côte bretonne ;

  3. le refuge dans des formes d’habitat précaire (autoconstruction, cabanisation) ou le nomadisme (vie en camion), comme dans les Cévennes ou les contreforts des Pyrénées.

Bruno Latour : « L’écologie, c’est la nouvelle lutte des classes »
Nicolas Truong
www.lemonde.fr/idees/article/2021/12/10/bruno-latour-l-ecologie-c-est-la-nouvelle-lutte-des-classes_6105547_3232.html

Afin de remédier à l’impuissance politique face au réchauffement climatique et de remobiliser une écologie qui oscille souvent entre la moralisation et l’ennui, le philosophe et sociologue repense la notion de conflit social. Il l’évoque dans un entretien au Monde, à quelques semaines de la sortie d’un « Mémo sur la nouvelle classe écologique », qu’il cosigne.

Sociologue et anthropologue des sciences et des techniques, Bruno Latour est professeur émérite associé au médialab et à l’Ecole des arts politiques de Science Po. Il est également l’un des philosophes français les plus lus, écoutés et traduits dans le monde. Sa pensée du « nouveau régime climatique », notamment développée dans Face à Gaïa (2015), influence toute une nouvelle génération d’intellectuels, d’artistes et d’activistes soucieux de remédier au désastre écologique.

Le 6 janvier 2022, avec le sociologue danois Nikolaj Schultz, il publiera, aux éditions de La Découverte, Mémo sur la nouvelle classe écologique. En avant-première, il aborde pour Le Monde les raisons et les ressorts des conflits géo-sociaux qui se déroulent aujourd’hui, et explique comment une « nouvelle classe écologique » pourrait gagner la bataille des idées.

Les rapports des scientifiques sur le réchauffement climatique sont de plus en plus alarmants, et les contemporains font désormais l’expérience intime de la destruction de la biosphère. Et pourtant, aucune décision significative n’est prise pour faire face à cette catastrophe parfaitement documentée. Comment expliquer l’énigme de cette inaction ? Et pourquoi faut-il, selon vous, déclarer « un état de guerre généralisé » ?

En même temps, tout le monde est sur le qui-vive sur ces questions. C’est juste que l’on ne sait pas contre qui se battre. Je reconnais que « guerre » est un mot dangereux, mais parler d’« état de guerre », c’est pour sortir de l’état de fausse paix, comme si l’on pouvait faire la « transition » vers une société décarbonée sans tracer de lignes de conflit. Mais le problème, évidemment, c’est que la définition des camps et des fronts de lutte n’est pas facile. Regardez les batailles sur la vaccination contre le Covid-19, qui est un cas finalement simple si vous le comparez aux batailles qu’il faudra mener pour aborder le moindre changement dans les modes de vie. A Paris, on ne peut même pas empêcher les cafés de chauffer l’air ambiant sans une révolte des bistrotiers et des fumeurs !

Quels sont les nouveaux conflits de classes qui se dessinent aujourd’hui ? Et en quoi sont-ils géo-sociaux ?

« Géosocial » est là pour dire qu’il va falloir rajouter à toutes les définitions disons classiques des oppositions de classes, l’ancrage dans le territoire et dans les conditions matérielles de vie ou même de survie. Territoire, attention, je ne le prends pas comme un lieu, mais comme la liste de tout ce qui vous permet de subsister. Ce n’est pas géograhique mais, si vous voulez, éthologique. C’est une façon d’obliger à rematérialiser l’analyse des classes et donc d’aviver la compréhension des inégalités. C’est la leçon que je tire des « gilets jaunes » : la voiture, les ronds-points, l’essence, la mobilité, l’habitation ancrent des conflits et obligent à étendre ce qu’on appelle les « inégalités matérielles ».

Pourquoi, selon vous, est-il difficile de réutiliser la notion marxiste de « lutte des classes », et faut-il lui préférer celle de « lutte des classements », alors que ce nouveau conflit doit reposer sur une approche aussi matérialiste que l’ancienne, écrivez-vous… ? Et qu’est ce nouveau matérialisme écologique ?

L’argument que nous faisons avec Nikolaj Schultz après bien d’autres, c’est qu’il y avait dans les anciennes traditions marxistes un accord de fond avec les traditions libérales sur le développement des forces productives qui allaient permettre de résoudre, ensuite, la question de la distribution juste ou non des fruits de ce progrès. Ce compromis historique a échoué parce que le système de production détruit ses propres conditions de développement. C’est l’un des nombreux avatars de la dialectique ! Elle devait accoucher du communisme, elle accouche d’un monde, au sens propre, invivable. Sur ce diagnostic, beaucoup sont d’accord. Ensuite, la question est de savoir quelle conséquence on en tire ?

Nous, nous disons que la question de la production est encastrée dorénavant dans une autre : celle des conditions d’habitabilité de la planète. Ce nouvel horizon oblige à distribuer tout autrement l’échelle des valeurs. C’est un renforcement, un accroissement du matérialisme historique, mais qui oblige à prendre en compte ce que les sciences du système Terre nous apprennent en plus des sciences sociales. Le climat est juste l’un des exemples de ces nouveaux objets. On pourrait dire en effet que c’est « un matérialisme écologique ». Ainsi l’écologie, c’est la nouvelle lutte des classes.

Pourquoi est-il si important de définir une « nouvelle classe écologique » et de lui donner de la fierté, doublée d’une culture équivalente à celle que les libéraux et les socialistes ont forgée aux XIXe et XXe siècles ?

« Fierté », oui, cela paraît bizarre. C’est un terme que j’ai pris au sociologue Norbert Elias (1897-1990) quand il parle de l’ascension de la bourgeoisie. Cela veut dire que l’écologie n’est pas un sujet en plus des autres – les problèmes dits « économiques » ou « sociaux ». Mais que, comme en leur temps la bourgeoisie ou la classe ouvrière, elle aspire à saisir toute l’histoire et à embrasser l’ensemble de ce qui fait le collectif humain. Les libéraux et ensuite les socialistes ne parlaient pas au nom d’un sujet particulier, mais de toute la civilisation, de l’avènement d’une autre société, de la culture, etc.

Or « écologie » est encore associé à des « trucs verts ». Avec Nikolaj Schultz, nous cherchons un aiguillon qui pousse les écologistes à ne pas être modestes ! De toute façon, les classes dirigeantes ont échoué à basculer de la production à l’habitabilité. Il faut donc prendre leur relais, mais avec le même niveau d’ambition. Bon, c’est une fiction mobilisatrice, évidemment, on est loin du compte ! Mais la fierté en politique, c’est important. Quel est le sens de l’histoire dans lequel s’inscrit la nouvelle classe écologique ? Ce qui est passionnant, c’est que le fameux « sens de l’histoire », qui était supposé emporter toute la planète vers la modernité globalisée, est d’une part à sens unique, et, d’autre part, étonnamment vague sur le but à atteindre. C’est quoi le pays de la modernisation ? Il est où ? Il y fait quelle température ? On y mange quoi ? On y vit de quoi ? La classe écologique ne prend pas la suite de ce projet bizarre. Un, parce qu’il n’y a pas un seul sens de l’histoire, on redécouvre la multiplicité des possibilités de « vivre bien », et, deux, parce qu’elle est enfin capable de définir concrètement le « pays » au sens littéral, le territoire, la planète, ce que nous appelons avec nos amis géochimistes la « zone critique » dans les limites desquelles il va falloir parvenir à habiter collectivement. C’est un sacré choc, d’accord, mais enfin on ne rêve plus vaguement à un monde utopique.

Pourquoi les élites libérales, que le président Emmanuel Macron incarne en France, ont-elles non seulement failli mais également, selon vous, « trahi » ?

Pour cette même raison qu’elles n’ont à aucun moment été capables de revenir sur l’utopie d’un monde modernisé. Elles croient toujours à l’idée d’une planète modernisée à l’ancienne. Elles attendent la « Reprise », qui est devenue une sorte d’invocation du dieu Progrès.

Ne pas avoir mesuré, pendant tout le XXe siècle mais surtout depuis les années 1980, l’importance du charbon, du pétrole et du gaz dans la définition de l’économie, c’est bien quand même ce qu’on peut appeler une trahison, ou, si vous voulez, une désertion. Pas étonnant que les autres classes se sentent trahies. Personne ne leur a dit clairement : « Vous savez, on ne va pas se moderniser comme avant. » Et pourtant on leur avait promis le développement infini. C’est ce qui les faisait patienter !

Vous n’êtes cependant pas favorable à la décroissance, mais à la prospérité. Quelle est la différence ?

C’est un cas typique où une idée juste est annulée par le manque de soin dans le choix des mots – et des affects qui leur sont associés. « Croître », mais c’est un mot magnifique, c’est le terme même de tout ce qui est engendré, c’est le sens de la vie même ! Rien ne me fera associer « décroissance » avec un quelconque progrès dans la qualité de vie. Je comprends ce que veulent dire tous ces gens formidables qui s’emparent du terme, mais je crois que viser la « prospérité » est quand même préférable. Or prospérer, c’est justement ce que l’obsession pour la production destructrice rend impossible pour la plupart des gens.

Comment la nouvelle classe écologique peut-elle gagner la bataille culturelle ?

Justement en s’intéressant un peu au choix des mots ! Regardez comme les libéraux ont été malins en inventant l’idée d’un individu libre et calculateur qui maximise son profit personnel. Est-ce que ce n’est pas enthousiasmant ? Ou comment les néofascistes prétendent définir une nation par ceux qu’ils excluent des frontières ? Ça capte des énergies puissantes. L’écologie ennuie, ou prêche. Elle est imbibée de moralisme. Elle n’enthousiasme pas assez. Elle ne mobilise pas. C’est pourquoi on la dit « punitive ». Mais ce n’est pas inéluctable. Il faut travailler les affects. C’est un énorme travail, mais c’est ce que les libéraux et les socialistes ont su faire en leur temps.

Votre mémorandum s’adresse aux « membres des partis écologiques » et à « leurs électeurs présents et à venir ». Les partis ne forment-ils plus leurs adhérents, sympathisants et militants ?

J’ai eu envie d’écrire ce mémo quand je me suis aperçu que Les Verts n’avaient pas dans chaque ville d’école du parti, comme c’était le cas, par exemple, même dans les micro-partis trotskistes. Si vous faites la liste des points à discuter que nous passons en revue dans le mémo, vous vous demandez bien comment on forme les militants et les cadres. Comment gagner la lutte idéologique sans ce genre d’efforts ?

Cette condition écologique ne doit-elle pas également s’étudier et se structurer dans les écoles, les lieux de recherche et les universités ? Car il n’existe pas encore d’école des hautes études écologiques…

Je ne suis pas sûr que ce serait une bonne idée ! Le système de recherche actuel est tout à fait inadapté pour ces questions. Il faut de la recherche fondamentale, mais qui permette à tous ceux qui sont le plus impactés par la mutation de s’orienter et de récupérer leur puissance d’agir. Cela demande une tout autre organisation et, surtout, une tout autre manière d’évaluer les travaux.

Il y a en France une prolifération d’excellents jeunes chercheurs et chercheuses, mais sans poste. Il faut organiser l’université autrement, pour aborder ces questions qui exigent de collaborer avec les sciences naturelles, les arts, le droit, les humanités. Ce n’est pas facile, mais indispensable si on veut avancer.

Pourquoi l’écologie politique oscille-t-elle, selon vous, entre la panique, le moralisme et l’ennui ? Est-ce parce que les écologistes sont largement absents de la scène artistique et culturelle ?

Je pense que c’est lié, en effet. L’art écologique, sauf rare exception, est un mélange de moralisme et de bons sentiments. Alors que, au même moment, les écologistes sont pris entre des menaces en effet terrifiantes que déversent sur les populations les résultats des sciences naturelles. Du coup, nous ne sommes pas capables de métaboliser ces nouvelles terrifiantes. C’est cela, à mon avis, qui rend apathique, pour revenir à votre première question.

N’est-ce pas afin d’introduire au changement de cosmologie qui est le nôtre et aux conditions d’habitabilité de cette nouvelle Terre que vous avez conçu ces deux expositions que sont « Critical Zones » et « Toi et moi, on ne vit pas sur la même planète » ? Que cherchez-vous à faire avec ces expériences de pensée ?

Disons que « changement de cosmologie », cela permet de situer l’ampleur de la mutation en cours. Je prends cosmologie au sens des anthropologues, c’est un peu plus qu’une vision du monde. Nous étions dans un monde, qui avait telle et telle définition des êtres matériels, des humains, des animaux, des dieux, etc., et nous passons dans une autre, avec d’autres puissances d’agir offertes aux animaux, aux humains, aux objets et aux dieux. C’est surprenant. On panique un peu. Mais peu à peu, on s’oriente. On reprend pied.

Encore une fois, c’est une fiction mobilisatrice. L’avantage d’un tel récit, c’est qu’on peut en effet le mettre en scène, littéralement. Et c’est ce que j’ai effectivement pratiqué dans des expositions, des pièces de théâtre, des performances, « Gaïa » dans l’art contemporain etc., en faisant feu de tout bois. Cela permet de donner une prise pour les gens s’ils sont désorientés. Par exemple, à Taipei (Taïwan), avec Martin Guinard (une partie est au Centre Pompidou Metz), dire : « Vous et moi on ne vit pas sur la même planète », cela permet de scénariser les conflits qui sont en effet bel et bien des conflits de monde, des conflits de métaphysique.

Et quelle place faites-vous aux inégalités sociales ?

Quelle place je fais ? Vous vous moquez : toutes les inégalités dites « sociales » sont des inégalités géosociales. Elles portent toutes sur les mêmes objets mais rematérialisés : habitat, nourriture, éducation, mobilité, travail, relations familiales, division des genres.

On n’arrête pas de faire un procès aux écologistes en leur disant : « Que faites-vous des problèmes sociaux ? » Mais qui définit ce qu’est un problème « social » ? Avant les féministes, « social » ne comprenait pas la question du genre. Avant les décoloniaux, « social » ne comprenait ni la race ni l’emprise coloniale.

Il est incroyable qu’on répète ce mantra sur « fin du monde fin du mois », alors que la définition de ce qu’est une inégalité « sociale » n’a jamais cessé de changer.

Eh bien oui, le monde s’ajoute aux fins de mois, comme le genre, la race se sont ajoutés aux divisions sociales. Un jour il faudra penser à quitter le XXe siècle. Si la sociologie ne change pas, ce n’est pas ma faute. En prenant une définition appauvrie du « social », on arrive évidemment à considérer l’écologie comme « extérieure ».

Mais l’écologie est, bien souvent, davantage une préoccupation de bobos que de « prolos ». Comment faire en sorte que les classes populaires rejoignent la classe écologique ?

Cette opposition bobo-prolo est bien avantageuse pour la droite, qui se drape dans la défense de la classe ouvrière contre l’hégémonie prétendue des écolos ! Le fond de vérité de cette petite astuce c’est que, en effet, les intérêts de classe sont encore moulés selon les anciens sillons de la tradition productiviste. Du coup, il est assez facile d’utiliser l’ancienne lutte des classes pour la tourner contre les nouvelles. Cela dit, rien ne change plus rapidement que la définition des intérêts de classe.

Dans tous les cas que nous étudions Nikolaj Schultz et moi, nous sommes frappés de voir à quelle vitesse les alliances s’inversent. A condition que les deux camps acceptent de définir précisément leurs attachements et donc leur territoire de vie, un écolo urbain voit dans son voisin chasseur un allié, un éleveur qui a comme ennemi les végétariens se trouve vite des ennemis communs, un ingénieur astucieux se trouve à l’aise avec un projet de transition dans sa ville et ainsi de suite.

D’ailleurs les « classes populaires » sont aussi difficiles à définir que les fameux « bobos ». Ce qui manque, et j’en suis cruellement conscient, c’est la confrontation des intérêts, pour refondre les alliances. Mais pour cela, il faut inventer des dispositifs qui permettent enfin aux acteurs de définir leur territoire. C’est un énorme chantier, d’accord, mais il évolue vite, et on ne peut pas le réduire au cliché. De toute façon, c’est plutôt l’écologie qui rejoint les classes dites « populaires » : après tout, il s’agit bien de savoir, au fond, quel peuple nous voulons être sur quel genre de Terre. Voilà le niveau auquel il faut placer la question. N’oublions pas que le mot assez affreux « écologie » est là pour le mot « terrestre ».

Alors, c’est quoi, précisément, la condition terrestre ? Et qu’est-ce qu’une politique terrestre ?

Il me semble que c’est la reprise de toutes les questions classiques du politique, à ceci près que l’horizon d’attente est complètement différent puisque c’est le maintien de l’habitabilité qui est premier, la production qui est seconde. Du coup, le voile de la définition économique des relations se lève, et les choix sur les valeurs – pas sur les coûts ! – passent au premier plan. Et surtout, la politique étrangère est bien différente puisque les intérêts ne coïncident pas avec les limites des Etats nationaux.

Ce qui était « externalisé », comme disent les économistes, est « internalisé ». Par exemple, votre voiture électrique parisienne et le lithium extrait au Chili se trouvent en conflit. Toutes les notions comme celles d’international ou d’universel se trouvent rejouées. Et, en plus, les échelles diffèrent selon les sujets de conflit. Le climat n’a pas besoin des mêmes institutions que le lithium ou les marées vertes. Toute la politique se rouvre, c’est ça la clé. Regardez l’ampleur des inventions institutionnelles pour tenter de tenir la température du globe dans certaines limites. C’est prodigieux.

Si de nouvelles alliances avec des « libéraux », ou même des « réactionnaires », se créent autour des questions d’habitabilité de la planète, pour quelles raisons la nouvelle classe écologique serait-elle, selon vous, nécessairement de gauche, et même de « gauche au carré » ? Prenons un exemple, une rivière polluée peut être défendue aussi bien par un châtelain, uniquement soucieux de préserver son patrimoine, que par des familles paupérisées qui en ont besoin pour se nourrir et s’abreuver ; le combat pour la défense d’un territoire peut se faire au nom de « la nature qui se défend » – comme le disent les zadistes – aussi bien qu’au nom d’une « terre [qui] ne ment pas » – comme le soutiennent les pétainistes et les zemmouriens…

Eh bien justement, c’est cette répartition nouvelle des intérêts et des indignations à laquelle on assiste. Votre exemple montre bien qu’on passe d’une lutte de classes bien définie à une lutte de classements, où les incertitudes sur qui est allié et qui est adversaire redeviennent mobiles. C’est ce qui se passe. La reterritorialisation est brutale et elle oblige à un discernement nouveau. Territoire est le terme critique qui oblige à tout repenser : appartenir à un territoire, oui, c’est une question très ancienne dans sa version disons réactionnaire, et très nouvelle dans sa version écologiste ou émancipatrice.

Quel peuple, sur quelle Terre ? Pourquoi c’est « de gauche », et même de gauche au carré, mais parce que l’ennemi fondamental est toujours le même, c’est la résistance universelle des sociétés contre l’« économisation » des relations entre les êtres humains ou non. Là, il y a une parfaite continuité.

Gauche et droite se sont définies autour des questions de production. Il y a bien aussi une gauche et une droite sur les questions d’habitabilité. Mais les membres ne sont pas forcément les mêmes. Et les enjeux non plus. N’oublions pas que ceux qui parlent de retour à la nation, au sol, aux cultes des morts, etc. sont le plus souvent, en économie, des ultralibéraux acharnés.

On reproche parfois à l’anthropologie de la nature et à la nouvelle pensée du vivant d’être soit obscurantiste – ou anti-Lumières –, soit pas assez anticapitaliste. Comprenez-vous ces critiques ?

Oui je les comprends, ce que ces gens critiquent avec raison, c’est que ce déluge de propos sur la nature manque de ressort politique, et c’est souvent vrai. Mais c’est mal visé, ce qui nous intéresse, c’est de poser la question de ce qu’est une vie bonne. Nous n’avons pas besoin qu’on vienne nous dire que nous sommes interconnectés avec les autres vivants, nous le savons bien ! Il n’y a que ceux qui se sont crus modernes qui ont cru le contraire. La question politique, c’est de discerner quelle composition de vivants est vivable, encore une fois au sens propre, et laquelle est invivable. Je ne vois pas en quoi être anticapitaliste qualifie mieux pour aborder ces questions que l’analyse méticuleuse des entremêlements avec des vivants bien spécifiques.

Selon vous, on ne comprend rien aux positions politiques actuelles si l’on ne donne pas une place centrale au climat. En quoi le nouveau régime climatique modifie-t-il les clivages idéologiques ?

Quand je dis « régime », c’est dans tous les sens du terme, au sens juridique, politique, artistique aussi bien que scientifique. Oui, je suis assez obstiné sur ce point, depuis 1991, après la chute du mur de Berlin, j’explique que le nouveau régime climatique, une nouvelle répartition disons des questions sociales et naturelles, pèse sur tout le reste et redéfinit l’ensemble de nos attachements. C’est ça, n’avoir jamais été moderne.

Une notion a émergé lors de la primaire des Verts, avec la candidature de Sandrine Rousseau, celle d’« écoféminisme ». Cette idée doit-elle, selon vous, imprégner la nouvelle classe écologique ?

Ah oui, Rousseau avait un sacré punch ! Les féministes ont montré le lien fort qui existe entre l’exclusion des femmes et la réduction de tous les liens à la seule économie. Par conséquent, oui, le retour de la question du genre, sous toutes les formes possibles, est la marque d’un doute généralisé sur les liens définis par la seule économisation. D’ailleurs « les troubles dans le genre », pour employer une expression célèbre, sont devenus des troubles dans l’engendrement. D’où la sorte de panique des droites extrêmes. Parce que la question commune, au sens propre, c’est de savoir comment les sociétés vont continuer à exister. C’est ça, le basculement des questions de production vers les questions d’habitabilité.

Vous avez soutenu la candidature d’Eric Piolle lors de la primaire des Verts. La stratégie de conquête de l’Elysée par Yannick Jadot vous semble-t-elle pertinente ? Et, plus généralement, comment percevez-vous cette élection ?

Je ne suis pas politiste et je suis le premier à me méfier des intellectuels quand ils parlent de politique quotidienne ! Pour moi, les élections sont indispensables comme formation, comme recrutement, comme test pour les partis à venir. Mais comme le problème, c’est d’avoir derrière soi assez de gens qui soutiennent les mesures ou les programmes des partis qui arriveraient au pouvoir et qu’on est loin du compte en ce qui concerne la mutation écologique, je ne crois pas qu’il faille se faire trop d’illusions. Se trouver à l’Elysée sans troupe derrière soi et sans soutien populaire pour des mesures forcément impopulaires ne me paraît pas crédible. C’est pourquoi il faut travailler aussi tout en bas, pour créer ces forces qui soutiendraient plus tard la quête du pouvoir. N’est pas Lénine qui veut…

« Un spectre hante l’Europe et le reste du monde : l’écologisme ! », écrivez-vous, transformant la formule de Marx et Engels : votre mémorandum est-il le manifeste des partis écologistes ?

Ah non pas du tout, Nikolaj Schultz et moi, nous avons dressé la liste des points à discuter. C’est un mémo, pas du tout un essai et surtout pas un manifeste. Tout est à travailler.


Nekazariekin batera zaindu lurzoru naturala, CO2 biltegi handiena eta biodibertsitate altxorra
Pello Zubiria Kamino
www.argia.eus/argia-astekaria/2755/nekazariekin-batera-zaindu-lurzoru-naturala-co2-biltegi-handiena-eta-biodibertsitate-altxorra

COP26 biltzarraren bezperan, planeta osoko laborarien bozgorailu izan nahi duen Via Campesina saiatu da klima are gehiago zora ez dadin bere proposamena zabaltzen Hararetik (Zimbabwe): “Aldarrikatzen dugu aitortua izan dadila nekazaritza agroekologikoak, basogintza iraunkorrak eta lurzoruaren erabilera hobeak zenbat lagundu dezaketen gas isuriak gutxitu, karbonoa lurrean bahitu eta erresilientzia eraikitzen”.

Klimaren aldaketari erremedioa jartzearen inguruan munduko agintariek Glasgown antolatutako COP26 biltzarrari egindako proposamena da Via Campesinarena –ez aurretik garbi utzi barik suntsiketa ekologiko eta sozialen erantzule nagusiak multinazionalak eta horien zerbitzuko aginte politikoak direla–.

Aldarrikapenaren muina hau da: onartuta berotegi gasen –nagusiki CO2 eta metanoaren– isuriak murriztea dela premiazkoena klima aldaketaren kalte gogorrenak saihesteko, baserritarrek eskatzen dute lehentasuna eduki dezala “lurzoruaren erabilera hobe bat” sustatzeak. Horretan bat egin dute zientzialariek gero eta gehiago lurzoruaren kudeaketari ematen dioten garrantziarekin, batetik lurraren erabilera txarrak larriagotu egingo duelako klimaren zoratzea eta bestetik kudeaketa on batekin lurzoruek asko lagunduko dutelako atmosferan soberan den CO2 a lurperatzen. Zelan ez ote dugu mezu hori gehiago nabarmendu klima aldaketaren albiste eta analisi uholdearen erdian?

Lurzoruak planetaren biosferan daukan garrantzia maisuki azaldua du Marc-André Selosse biologo eta ikerlari frantsesak aurten bertan argitaratutako liburu antologikoan: L´origine du monde. Une histoire naturelle du sol à l’intention de ceux qui le piétinent (“Munduaren jatorria. Lurzoruaren historia naturala hura zanpatzen dutenei azaldua”). Hasieratik ohartarazten duenez, lurzoruko ekosistema aberatsak arazo handi bat dauka: ez ikusteaz gain, ezagutu ere ez dugula egiten planetak daukan biodibertsitatearen gehiena, gure oinpean daukaguna.

Hasteko, bistan dauzkagun landareak apenas ezagutzen ditugu osorik, landare baten biomasaren herena lurpeko sustraiek osatzen dutelako, batez beste. Noizbait haizeteak erauzitako zuhaitz bat ikusi dugunok uste izan dugu bere erro eta guzti osorik azaldu zaigula, baina ezkutuan geratuak ziren zain lodi eta sendoenak, lurpeko sarearen gehiena. Hori hala bada landareekin, askoz handiagoa da erabat lurpean bizi diren izakiekiko gure ezezagutza, zientzialariena barne.

Ilunpean bizi diren animaliei dagokienez, handienak ditugu ezagutzen, oso gutxi ordea zizarea baino txikerragoak, eta bereziki mikrobioak. “XIX. mendetik zientzialariek egindako lana gorabehera –dio Selossek– diren mikrobio guztien %90 geratzen zaigu ezagutzeko, eta zehazki lurzoruetan bizi direnen %99ra iristen da! Ehun urtetan mikrobio espezieen %1 baino gutxiago ezagutu dugu”.

Ezkutuan bizi dira ez animalia eta ez landare ez diren onddoak ere, zeinetako batzuen ‘loreak’ ikusten ditugun baina ez lurpean zabaltzen dituzten mizelioak, sare oso sarriak osatzen dituztenak: hektarea bateko lurpean dauden mizelio guztien pisuak berdindu omen dezake… hamar behirena! Planetaren klimaren orekan funtsezko garrantzia daukate lurpeko izaki guztiok, bizirik direnek gehi birziklatze bidean diren hildakoek, osatzen duten masa handiak.

USTELAK LURPERA

Planetaren beroketa eragiten duten gasak –alde batera utzirik ur lurruna– hiru dira nagusiki. Batetik CO2  karbono dioxidoa, atmosferan kopuru txikian egon arren negutegi efektuaren %26 eragiten duena. Beste biak dira metanoa eta N2O oxido nitrosoa, are kontzentrazio txikiagoan egon arren beroketaren %6ren errudunak, oso arriskutsuak atmosferan oso biziraupen luzea daukatelako.

2015ean COP21 biltzarraren bezperetan, Stéphane Le Foll Frantziako Nekazaritza ministroak aldarrikatu zuen publikoki 4 Pour 1000 (Milako 4) ekimena, bere eginez hainbat zientzialariren proposamena. Merezi luke herritarrek ezagutzea osorik “Milako 4: lurzoruak klimaren eta elikadura segurtasunaren alde” deitzen den plana.

Hona laburbilduta:

Gure atmosferak daukan CO2 guztiaren bikoitza edo hirukoitza datza lurzoruetan. Hau da, atmosferan baldin badaude 820 Gt (gigatona, bakoitza 1.000 milioi tona) karbono, lurzoruetan metro beteko sakoneran 1.500-2.400 Gt dauzkagu pilatuta, horietatik 800 Gt lehen 30 zentimetroetan. Urtero giza jarduerak atmosferari bere isuriekin gehitzen dio 4,3 Gt extra, beroketa globala areagotzen duena.

Milako 4 abiatzen da aritmetika erraz honetatik: lurzoruaren 30 zentimetro horietan metatutako karbonoa urtero %0,4an gehituz gero –alegia, 3,2 Gt– hein handi batean konpentsatuko litzatekeela atmosferara igorritako CO2  gehiegizkoa. Esan gabe doa nekazaritzan egin beharreko ahaleginaz gain gainerako jardueren isuriak murriztu behar direla –industria, azpiegitura, zerbitzu…–.

3,2 Gt karbono horiek gehitzeko, funtsean lurzoruaren osagai organikoa handitu behar da eta Milako 4-k proposatzen du laborantza industrialak azken hamarkadetan ezarritako kudeaketa eta errutinak aldatzea. Batetik, gai organikoen galera saihestu –ez gehiago erre landare hondarrak, murriztu edo baztertu goldatzea, deforestazioa gelditu, eta abar–. Bestetik, gai organiko gehiago metatzeko lurzorua etengabe estalita eduki, baita uzta nagusien lerro artekoa ere, goldatu gabe ereiteko teknikak zabaldu, berriro zuhaitz, zuhaixka eta heskaiak ezarri soro ertzetan eta baita barruan ere, simaur eta konpostez hornitu soro eta zelaiak, uraren kudeaketa ona ezarri…

Milako 4-ren sustatzaileek diotenez, “munduan badaude 570 milioi etxalde eta 3.000 milioi baserritar neurri guztiok ezarri ahal izango lituzketenak. Laborantza lurrak beren onera ekartzeko dozena batzuk dolar hektareako inbertitu beharko lirateke”.

Ez da gutxi lurzoruaren kudeaketa ona egiten duten milioika baserritar txikiri aitortzea janariak ekoizteaz gain klima eta biodibertsitatea zaintzen egiten duten lana. Baina laster ikusiko da klimaren aldeko suharrean, agintariek erabakiko duten laguntzea nekazari txikioi, ala lurzorua zaintzeko diru publikoak joango diren –berriro ere– justu klimaren izorratzaileen sakeletara.

Gainerakoan, kaletarrek noizbait hasi beharko dute galdezka ea nola segitzen duten lurzorua artifizializatzen eta hirietan sortutako hondakin organiko mendiak alferrik galtzen: lurra altxor ustelkor horien gose da!