Le réchauffement, cause croissante de migrations
Hervé Kempf
Le Monde du 30.12.2011
La crise de la dette ne doit pas être préjudiciable à l’environnement
Valéry Laramée de Tannenberg
www.journaldelenvironnement.net/article/la-crise-de-la-dette-ne-doit-pas-etre-prejudiciable-a-l-environnement,26954 – 10.01.2012
Voyage au pays du Sol Violette
Idoia Eraso, journal GARA
www.euskalmoneta.org/?p=438
Quatre ans après, bilan de la Commission Stiglitz en interview croisée
A. Raux
La Gazette – Economie sociale et solidaire : quand les territoires inventent leur monnaie – www.lagazettedescommunes.com/94083/quatre-ans-apres-bilan-de-la-commission-stiglitz-en-interview-croisee/ – Publié le 06/01/2012
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Le réchauffement, cause croissante de migrations
Hervé Kempf
Le Monde du 30.12.2011
Les migrations liées à une cause environnementale ne sont plus un phénomène à venir, mais déjà une réalité : elles sont devenues plus importantes que les migrations liées aux conflits, indique Shahidul Haque, de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), dans le premier « Etat de la migration environnementale 2010 » (State of Environmental Migration 2010) que vient de publier cette organisation avec l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI).
Si, en 2008, on comptait 4,6 millions de personnes déplacées dans leur pays du fait d’un conflit violent, il y en avait 20 millions qui avaient dû quitter leur lieu de résidence à la suite d’une catastrophe naturelle. Les « migrants environnementaux » ont été 15 millions en 2009, 38 millions en 2010. « L’année 2011 devrait voir un chiffre de même ampleur, explique François Gemenne, chercheur à l’IDDRI et coordonnateur de l’ouvrage. Le tsunami et l’accident de Fukushima, les inondations en Thaïlande, en Chine et aux Philippines ont provoqué des déplacements massifs. »
Le rapport rassemble une série d’études de cas qui montrent la diversité des situations et la complexité du phénomène. Réalisées par des étudiants de Sciences Po-Paris sous la supervision de spécialistes, elles analysent précisément la gestion des crises qui se sont produites en 2010 au Pakistan (inondations), en Russie (feux de forêts), en Haïti ou au Chili (séismes), en France (tempête Xinthia).
Mais l’un des principaux apports de la recherche est de montrer que des événements soudains et brutaux ne sont pas seuls à provoquer ce type de migrations. Une dégradation lente de l’environnement peut aussi conduire à des déplacements involontaires. Par exemple, la fonte des glaciers himalayens au Népal se traduit à la longue par des inondations dues au déversement des excédents des lacs glaciaires.
Des sécheresses durables peuvent aussi induire des migrations sur la longue durée, comme au Darfour (Soudan) ou dans le Nordeste brésilien. Le cas de l’Amazonie brésilienne est un autre exemple : la déforestation entraîne une occupation des terres puis, rapidement, les sols ainsi mis à nu s’épuisant, les populations finissent par migrer.
D’autres caractères des migrations environnementales apparaissent nettement. D’une part, la très grande majorité des cas analysés sont des migrations internes aux pays, sans franchissement de frontières. Les pays sont seuls face au problème qu’ils endurent, alors que, lorsque celui-ci découle du changement climatique, ils n’en sont souvent pas responsables.
D’autre part, les migrants environnementaux subissent leur situation et aspirent fortement à revenir chez eux – à la différence des migrations économiques, où l’on espère trouver ailleurs un meilleur sort que chez soi.
Un troisième élément original de l’étude est de montrer, à travers le cas français de la tempête Xinthia, que les pays du Sud ne sont pas seuls à être confrontés au phénomène de la migration environnementale. Plusieurs milliers de personnes durent aller vivre ailleurs, soit du fait de la tempête elle-même, soit en raison de la décision prise par la suite d’évacuer les habitations situées en zone vulnérable. La tempête « a montré des failles significatives dans le système français de contrôle des inondations et de protection des populations sur les zones côtières », observe sobrement le rapport.
De fait, le cas français – comme les autres – souligne l’importance des politiques publiques adoptées : un leitmotiv du rapport est d’indiquer que les conséquences des catastrophes naturelles sont tout aussi liées à la préparation et à la gestion des pouvoirs publics qu’à l’ampleur même de l’événement.
Les migrations environnementales commencent à pénétrer l’agenda international. Il est certain qu’elles vont s’amplifier : la base de données EM-DAT, gérée par le Centre de recherche sur l’épidémiologie des désastres (CRED), à l’Université catholique de Louvain, montre une augmentation constante du nombre de désastres depuis 1970. Par ailleurs, les événements météorologiques extrêmes devraient se multiplier, selon le résumé du rapport spécial publié en novembre par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).
Le droit international reste à construire. La convention de Genève sur les réfugiés (1951) n’est pas adaptée à la migration environnementale, notamment parce qu’elle implique rarement un franchissement de frontières.
Le problème consiste à trouver chez les pays responsables du changement climatique les fonds pour aider les pays qui en sont le plus victimes à y faire face. La décision de la conférence des Nations unies sur le climat à Cancun, en décembre 2010, a ouvert la voie : son article 14-F cite les migrations et déplacements liés au changement climatique parmi les mesures qui pourraient être financées par le « Fonds vert ». Ce fonds est pour l’instant une coquille vide. Les pays riches ont promis de le doter de 100 milliards de dollars (77,3 milliards d’euros) par an à partir de 2020.
Mais, selon François Gemenne, il faut voir encore plus loin : « Il faut déjà réfléchir à un scénario de fort réchauffement, qui impliquerait une nouvelle distribution des populations à la surface du globe. Certaines zones ne seront plus vivables, et leurs habitants devront migrer. Il vaudrait mieux y penser aujourd’hui, plutôt qu’avoir à décider dans l’urgence. »
La crise de la dette ne doit pas être préjudiciable à l’environnement
Valéry Laramée de Tannenberg
www.journaldelenvironnement.net/article/la-crise-de-la-dette-ne-doit-pas-etre-prejudiciable-a-l-environnement,26954 – 10.01.2012
Selon les arbitrages, la résolution de la crise financière pourra être bonne ou mauvaise pour l’environnement. La réforme en cours des politiques économiques européennes peut contribuer à dégrader l’environnement ou à en renforcer la protection. Tout est une question de dosage, indiquent le WWF et l’AEE. Faut-il encore les compter? Le 30 janvier prochain, se tiendra un nouveau sommet européen (un Conseil des chefs d’Etats et de gouvernements), Convoqué, le 20 décembre, par le président du Conseil européen, Herman Van Rompuy, il sera officiellement consacré à l’emploi.
Mais personne n’est dupe. Ce énième sommet «spécial crise de la dette» tentera d’accoucher d’un projet de traité sur la discipline budgétaire. On y parlera aussi «de la stabilité financière de l’euro», «de la volonté politique inébranlable pour préserver l’Union européenne», rappelle le politicien belge, mais aussi de la règle d’or sur le retour à l’équilibre budgétaire et de sanction pour les pays ne se conformant pas à ses futures règles.
Bref, les boulons financiers vont encore être serrés plus fort. Et cela en inquiète plus d’un. A commencer par le WWF. L’ONG écologiste vient d’adresser un courrier à la directrice générale du Fonds monétaire international, Christine Lagarde, et au président de la Commission européenne, José-Manuel Barroso, rappelant les dégâts environnementaux collatéraux d’une rigueur économique appliquée sans discernement.
Prenant, au hasard, l’exemple de la Grèce, le WWF précise que la rigueur financière infligée aux pays des Hellènes a conduit à sabrer la plupart des fonds initialement dédiés à l’environnement, ainsi que les personnels des autorités publiques en charge de la régulation environnementale. L’association souligne que le rapide démarrage de grands projets ne sera possible qu’en mordant un peu sur la réglementation. Le WWF craint aussi qu’Athènes ne vende aux plus offrants des terres publiques qui bénéficiaient, jusque-là, d’une protection relative.
«En Grèce, la crise financière est source de nombreuses souffrances sociales, mais l’environnement n’est pas épargné par les réponses qui lui sont apportées», s’alarme Demetres Karavellas, le patron de l’antenne locale de l’organisation au panda.
Dans un tout autre ordre d’idée, l’Agence européenne de l’environnement (AEE) entend profiter du débat en cours pour faire une proposition. L’institution de Copenhague suggère de profiter du grand déballage économique en cours pour améliorer la fiscalité environnementale des 27 états membres de l’Union européenne.
Dans deux rapports, publiés en début de semaine, l’AEE rappelle quelques bonnes pratiques fiscales. En Allemagne, par exemple, l’équivalent de la TGAP a permis d’alléger le coût du travail et contribué à la création de 250.000 emplois.
L’AEE souligne aussi qu’un accroissement de la taxation du carbone (jusqu’à 68 euros la tonne en 2020) pourrait donner un sérieux coup de pouce à la décarbonisation de nos économies, réduire l’imposition des salariés et contribuer à la réduction du chômage. Ça vaut, peut-être, la peine d’en débattre?
Voyage au pays du Sol Violette
Idoia Eraso, journal GARA
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Une délégation du comité de pilotage de l’Ambes s’est rendue début décembre à Toulouse pour étudier le Sol Violette, la monnaie complémentaire lancée en mai dans la Ville Rose. Le Journal du Pays basque et Gara reviennent sous forme d’interview sur ce voyage riche d’enseignements, dans des articles en français et en castillan.
« Une monnaie complémentaire est aussi un outil d’éducation populaire et de citoyenneté »
Depuis plusieurs mois déjà, un groupe de personnes réfléchit en Pays Basque à la création d’une « monnaie complémentaire » et locale à l’image des quelque 5 000 monnaies de ce type qui existent aujourd’hui dans le monde et qui ont fait leurs preuves. Réunis au sein de l’association Ambes (Association pour une monnaie basque, écologique et solidaire) ils travaillent à ce projet d’envergure qui est tout ce qu’il y a de plus sérieux.
Le comité de pilotage du projet s’est rendu il y a peu à Toulouse où une monnaie locale, le Sol Violette, est déjà en fonctionnement et va se rendre d’ ici quelques jours en Bavière, dans la région de Chiemgau, pour y étudier un autre projet de ce type, sans doute le plus important à ce jour en Europe occidentale. Entre ces deux voyages d’études, nous avons rencontré Dante Edme-Sanjurjo, journaliste et membre du comité de pilotage de cette future monnaie « locale, basque, écologique et solidaire ».
Comment s’est passé votre voyage à Toulouse?
Ce voyage de deux jours, jeudi 1er et vendredi 2 décembre, s’est très bien déroulé. Nous étions quatre membres du comité de pilotage de l’Ambes. Nous avons été très bien reçus par Andrea Caro et Frédéric Bosqué, respectivement chargée de mission et coordinateur de l’association Sol Violette. Ils ont pris le temps de nous expliquer leur système, de nous montrer le matériel informatique qu’ils utilisent, de nous présenter deux commerçants du réseau, une épicerie Biocoop et une librairie-café, Terra Nova. Nous avons également rencontré une responsable du Crédit municipal, l’un des deux partenaires bancaires de cette monnaie complémentaire (l’autre étant le Crédit coopératif).
Nous avons enfin assisté à la remise publique du rapport d’une sociologue faisant le bilan de 6 mois d’existence du réseau. 150 personnes étaient réunies pour écouter cette sociologue, Andrea Caro et Frédéric Bosqué, et le conseilleur municipal de Toulouse délégué à l’économie sociale et solidaire, Jean-Paul Pla.
Le bilan qu’ils ont fait était-il positif ?
Le bilan est très positif pour eux, puisqu’ils ont dépassé en six mois tous leurs objectifs, avec plus de 75 entreprises et associations acceptant les Sol Violettes comme moyen de paiement, et plus de 600 Toulousains ayant rejoint l’association et converti des euros en Sol Violettes. Selon la sociologue qui a réalisé l’étude, Émilie Boutin, 25 % de ses utilisateurs sont des retraités, chômeurs ou étudiants en situation de précarité. France Flamand, administratrice d’un lieu d’accueil du Mirail destiné en particulier aux chômeurs, a indiqué que les 30 chômeurs de ce quartier populaire de Toulouse qui se sont portés volontaires pour cette première expérimentation en ont tiré un grand bénéfice en termes de décloisonnement et d’insertion.
Certaines femmes sont retournées pour la première fois depuis des années faire des courses en centre-ville. Ils discutent maintenant de leur manière de consommer, en se rendant compte par exemple que les pâtes en vrac du magasin bio ne sont pas plus chères que les pâtes du supermarché.
Les commerçants, de leur côté, disent avoir vu de nouveaux clients venir chez eux avec des Sol Violettes. C’est normal : les 600 adhérents ont un nombre limité de prestataires chez qui dépenser leurs Sol Violettes. Par conséquent, avec le catalogue qui leur est fourni, ils vont à la découverte de nouveaux magasins.
Enfin, 90 % des personnes utilisant le Sol Violette ont affirmé avoir acquis de nouvelles connaissances sur l’économie et sur la finance. Ce qui est important, car une monnaie complémentaire est aussi un outil d’éducation populaire et de citoyenneté.
Qu’est-ce que vous avez appris?
Nous étions déjà en contact avec Frédéric Bosqué, coordinateur de l’association Sol Violette, car nous l’avions rencontré lors des Rencontres nationales des porteurs de projets de monnaies locales complémentaires de l’État français, à Villeneuve-sur-Lot, en octobre. Il nous a déjà appris beaucoup de choses avant ce voyage, mais nous avons encore appris davantage. Par exemple, nous avons vu qu’il est possible d’imaginer non seulement un paiement avec des coupons imprimés qui font office de billets, mais aussi un paiement avec le téléphone portable. Un système très pratique et très sûr, utilisé notamment dans certains pays d’Afrique comme le Kenya, où les habitants n’ont pas les moyens de s’offrir des cartes de crédit.
Nous avons aussi eu des réponses à nos questions sur l’organisation pratique du lancement de la monnaie : impression et sécurisation des billets, logiciels de gestion, coût de la fabrication, formation des bénévoles, etc. Nous allons poursuivre notre phase d’étude par un voyage en Bavière, du 18 au 22 janvier, là où se trouve la monnaie complémentaire la plus importante développée à ce jour en Europe, le chiemgauer. Nous passerons après ce dernier voyage d’étude à la phase de conception de la monnaie.
Est-ce que le projet est transposable au Pays Basque?
Oui, sans aucun doute. Il existe un fort potentiel de développement d’une monnaie complémentaire au Pays Basque, d’une part parce que ce type de monnaie correspond à un besoin de relocalisation de l’économie qui se fait sentir partout, et d’autre part parce que le Pays Basque à une identité forte, des réseaux associatifs et militants importants, et une réelle diversité de son tissu économique qui sont des atouts importants pour la création d’une monnaie.
Mais comme pour toute monnaie complémentaire, il faut trouver le meilleur moyen d’adapter le projet aux spécificités de son territoire. C’est ce à quoi nous travaillons. Il ne s’agira pas de copier le modèle du Sol Violette ou du chiemgauer, mais de prendre ce qu’ils ont de mieux à nous apporter, et de bénéficier de l’expérience d’organisateurs de monnaies complémentaires qui ont des années de pratique derrière eux.
Enfin, cette monnaie complémentaire basque aura quelque chose de différent : en plus d’être écologique et solidaire, comme toutes les monnaies complémentaires, elle sera aussi culturelle. En effet, au même titre que nous encouragerons les commerçants et entreprises membres du réseau à développer au fil des ans des pratiques écologiques et solidaires, nous les inciterons à développer leur usage de l’euskara, afin que l’euskara soit davantage visible dans la vie publique : cartes des restaurants, étiquetage et affichage dans les commerces, usage de l’euskara à l’oral, etc.
Le fait de voir comment se font les transactions vous a-t-il fait changer quelque chose au projet?
Pas réellement, dans le sens où nous connaissions déjà le fonctionnement des monnaies complémentaires, naturellement.
Il était prévu de créer le groupe de développement en décembre, où en êtes-vous?
Le comité de pilotage continue son travail d’information et devrait passer fin janvier, après son voyage d’étude en Allemagne, à la phase d’élaboration du projet. Nous soumettrons alors ce projet aux personnes et organisations intéressées par cette nouvelle monnaie pour le Pays Basque, afin qu’elles nous donnent leur avis et le fassent évoluer.
Il s’agit pour nous avant tout de bien réfléchir et de bien étudier le projet, pour qu’il soit solide. Ensuite, la phase de lancement de la monnaie peut aller assez vite. Par exemple, à Toulouse, les organisateurs ont terminé leur phase d’étude et élaboré leur projet concret en février 2011, et ont mis le Sol Violette en circulation trois mois plus tard, au mois de mai dernier. Nous ne voulons pas aller trop vite, mais nous restons sur un objectif de lancement de la monnaie en 2012. En attendant, pour construire ce projet, toutes les bonnes volontés sont bienvenues. Nous nous réunissons tous les deux mercredis de 19h à 21h, tour à tour à Bayonne et Hasparren. Pour nous rejoindre, il suffit de nous appeler (06 32 38 23 19) ou de nous laisser un message sur notre site Internet, www.euskalmoneta.org.
Quatre ans après, bilan de la Commission Stiglitz en interview croisée
A. Raux
La Gazette – Economie sociale et solidaire : quand les territoires inventent leur monnaie – www.lagazettedescommunes.com/94083/quatre-ans-apres-bilan-de-la-commission-stiglitz-en-interview-croisee/ – Publié le 06/01/2012
Le 8 janvier 2008, Nicolas Sarkozy proposait la création d’une Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, qui aboutira à la création de la Commission Stiglitz. Objectif : «engager une réflexion sur les moyens d’échapper à une approche trop quantitative, trop comptable de la mesure de nos performances collectives». Quatre ans plus tard, quel bilan en tirer ?
Pour son projet, Nicolas Sarkozy fit appel à des experts prestigieux : les deux Prix Nobel d’économie, l’Indien Amartya Sen et l’Américain Joseph Stiglitz, se virent confier la mission de réfléchir à de nouveaux indicateurs de richesse afin de «ne pas rester prisonniers de la vision restrictive du produit national brut (PNB)».
Jean-Paul Fitoussi, directeur de recherche à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), fut nommé coordinateur de la commission [2].
Quatre ans plus tard, la crise, tant financière que sociale et écologique est passée par là. Que reste-t-il de ce rapport [3] remis en septembre 2009 ?
Réponses dans cet entretien croisé de deux grands penseurs qui n’avaient pas attendu la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi pour questionner la notion de richesse et partir «à la poursuite du bonheur» :
Patrick Viveret, philosophe, économiste, ancien conseiller à la Cour des comptes et auteur, en 2002, de «Reconsidérer la richesse» (Editions de l’Aube).
Et Jean Gadrey, membre de cette commission, professeur émérite d’économie à l’Université Lille 1 et auteur, en 2005, de «Les nouveaux indicateurs de richesse» (avec Florence Jany-Catrice. Editions La Découverte).
1. L’absence de la société civile [4]
2. Une reconnaissance officielle [5]
3. Un enjeu pour la démocratie [6]
4. Des indicateurs locaux [7]
1. L’absence de la société civile
Qu’aviez-vous pensé, à l’époque, de l’initiative créant la Commission Stiglitz ?
Patrick Viveret : Entre le moment de mon rapport [8] – qui faisait suite à des travaux pionniers comme ceux de René Passet et Dominique Meda – et cette commission, trois conférences internationales avaient été organisées sur la question des nouveaux indicateurs de richesse. Et, bien avant, Amartya Sen (inspirateur, en 1990, de l’Indice de développement humain) s’en était emparé.
J’ai donc été étonné : on avait déjà assisté à une élévation de la prise de conscience et on avait entendu des critiques contre la dictature du PIB. Même l’OCDE reconnaissait qu’il y avait un problème dans les indicateurs dominants qui ne tenaient pas compte de l’écologie, de l’éducation, du sanitaire et du social.
Cette commission s’est inscrite dans ce mouvement général et c’est en fait Chantal Jouanno qui a incité Henri Guaino, puis Nicolas Sarkozy, à prendre cette initiative. Elle était convaincue, sur le fond, de la nécessité de cette réévaluation, même si, pour le Président de la République, il est clair que d’autres considérations, sans doute plus tactiques et non exemptes de contradictions, jouaient leur rôle. Par exemple, les thèses de Joseph Stiglitz sont fort éloignées de la politique économique et sociale conduite par son gouvernement.
Jean Gadrey : Nombre d’entre nous ont été surpris par cette initiative : après son élection et jusque fin 2007, Nicolas Sarkozy s’était montré comme le fervent partisan de la croissance, sans remettre en cause la question des indicateurs de progrès. Finalement, il lui a été impossible d’atteindre ses objectifs de croissance, alors il s’est dit qu’il fallait changer de thermomètre ! Nous avons également été surpris car, en France comme à l’étranger, beaucoup de choses avaient été réalisées. Or, il a fait comme s’il écrivait une page blanche.
Pourquoi vos critiques portaient-elles sur la composition de cette commission ? Qui serait alors légitime pour décider, de façon objective, ce qu’est une société «riche» ?
Patrick Viveret : Même si l’objet de travail de cette commission constituait un progrès, sa composition et sa méthode de travail était discutable et en contradiction avec l’objectif affiché : c’était une commission «en chambre» dans laquelle la société civile n’avait aucune place.
Pour montrer que la création de nouveaux indicateurs ne pouvait être isolée d’un débat démocratique sur les choix de société, nous avons alors créé, au lendemain de la constitution de cette commission, le forum pour d’autres indicateurs de richesses [9] (FAIR).
On ne pouvait pas accepter de voir un tel enjeu réduit à cette logique de cénacle : une commission composée uniquement d’économistes. Nous avons ainsi organisé des débats publics car les indicateurs de richesse, ce n’est pas une question réductible à une approche statistique, mais bien un enjeu démocratique majeur que la crise actuelle rend plus important encore puisque les programmes d’austérité s’attaquent en fait à de la richesse réelle.
Jean Gadrey : Dès le départ, cette commission a été conçue comme étant très prestigieuse. On n’y trouve que des experts. Par ailleurs, ce sont en majorité des Anglo-saxons et l’ensemble des débats était en langue anglaise. Ce qui n’est pas tout à fait anodin, car la vision du bien-être et du progrès diffère selon les cultures.
Ainsi, dans la tradition anglo-saxonne, l’approche est plus individualiste que dans les pays latins ou du sud. De même, il n’y avait que deux femmes.
En résumé, cette commission était dominée par des économistes mâles et blancs. Or ces experts, tout aussi expert soient-ils, ne détiennent pas LA vérité sur le bien-être. J’ai regretté l’absence de pluralisme, tant culturel que disciplinaire.
Où sont les sciences de la vie ? Où sont les sciences de la nature ? Il n’y avait pas de personnalités qui avaient réfléchi, en amont, à cette question, comme Dominique Meda (1) [10] ou Patrick Viveret. La société civile a aussi des choses très intéressantes à dire sur les indicateurs de bien-être.
Prenez par exemple les associations, qui ont des tas de chiffres sur le mal logement comme la Fondation abbé Pierre. Ou celles spécialisées sur l’environnement, qui proposent de calculer l’empreinte écologique. Autant d’acteurs qui ont une forme d’expertise.
D’où la création de FAIR, pour permettre aux citoyens de se mêler de ces indicateurs lors de réunions publiques sous forme de simple café citoyen ou de débat au Conseil économique social et environnemental. Nous mobilisons tous les acteurs de façon participative pour favoriser ce dialogue : les statisticiens comme les syndicats, les collectivités locales ou les associations.
2. Une reconnaissance officielle
Quatre ans après, quel regard portez-vous ?
Patrick Viveret : Il n’est pas négligeable qu’une commission faisant appel à plusieurs Prix Nobel, ait confirmé que le PIB est de moins en moins satisfaisant et qu’il faut de nouveaux indicateurs. La commission Stiglitz a ainsi permis une reconnaissance solennelle de ce problème. En soi, c’était une bonne chose, au moins en termes de communication.
En outre, Nicolas Sarkozy s’était engagé à porter le dossier au niveau de la communauté internationale. Ce rapport aurait ainsi dû être sur la table du G20 et des institutions internationales.
Malheureusement, une logique régressive est désormais en place sur ce dossier, comme sur les dossiers écologique et social.
C’est une bonne idée de faire le point quatre ans plus tard, car cette régression est aussi internationale : elle survient après de vraies avancées, comme en témoignaient à l’époque, non seulement la création de cette commission, mais aussi la prise de conscience de la lutte contre le changement climatique ou les Objectifs du Millénaire pour le développement [12]. Aujourd’hui, toutes ces réelles avancées se trouvent reléguées au second plan au prétexte de la crise financière qui est en fait elle-même provoquée, comme la crise écologique et sociale, par une logique de démesure. Une démesure que des indicateurs écologiques et sociaux permettent de mettre en évidence depuis longtemps, tout comme le rapport insoutenable entre économie spéculative et économie réelle.
Jean Gadrey : Le principal résultat c’est que ces économistes de haut vol se sont accordés pour dire que l’indicateur central, qui jusque-là gouvernait les médias et la politique, était inadapté pour refléter le progrès social et pour penser le développement durable. C’est la reconnaissance officielle de ce que des tas de gens disaient sans écho médiatique. C’est même une victoire.
Depuis, concrètement, d’autres indicateurs ont été proposés dans les champs du social et de l’environnement pour compléter le PIB en intégrant ainsi de nouvelles variables. L’Insee a, par exemple, pris en compte certains de ces indicateurs. On observe donc une vraie inflexion. Moi, je trouve qu’on va dans le bon sens malgré la crise.
Mais, à cause des freins financiers, les associations se trouvent pénalisées par le manque de subventions. Et la quête de croissance reprend de la vigueur.
En même temps, on observe une remise en cause profonde de ce modèle qui nous a conduits à la crise. C’est normal de se sentir parfois découragé : six mois avant la révolution tunisienne, les gens se disaient qu’ils ne verraient jamais le bout. Heureusement, l’histoire nous réserve des surprises. Et en parallèle à cette crise financière, on observe un réel essor de l’Economie Sociale et Solidaire. L’espoir se trouve dans la société civile, dans le dynamisme démocratique. Des herbes poussent ainsi dans les interstices du vieux monde fissuré…
3. Un enjeu pour la démocratie
En quoi ces nouveaux indicateurs de progrès sont-ils des outils pour la démocratie ?
Patrick Viveret : Il suffit d’observer la véritable tentative du «coup d’Etat silencieux» de ce que le secrétaire au travail de Bill Clinton, Robert Reich, avait appelé «l’hypercapitalisme». Que la Grèce et l’Italie, deux démocraties, soient désormais dirigées par des acteurs des milieux financiers est très inquiétant.
Les régimes démocratiques ont tout intérêt à se doter de nouveaux outils pour éviter le dépôt de bilan, non seulement financier, mais aussi écologique et social.
Quand nous sommes devant une grande bifurcation historique, il est intéressant de se plonger dans le passé et l’on repère ainsi ce moment où nous sommes passés dans ce que Max Weber nommait «l’économie du salut» et le «salut par l’économie».
Dans le premier modèle, avant l’invention du purgatoire qui n’intervient qu’à partir du XI – XIIème siècles, la question qui prévalait était la suivante : comment éviter la damnation éternelle dans l’au-delà organisée de façon binaire (enfer ou paradis) ? Pour se repérer, on se basait sur des indicateurs.
D’un côté, la colonne positive avec les bénéfices dans le sens latin du terme, c’est-à-dire les «bienfaits».
De l’autre, la colonne négative, celle des pertes, composée de péchés dont il est intéressant de noter que le plus grave n’était pas la luxure ou le meurtre mais… le prêt à intérêt, en particulier sous la forme de l’usure.
Car l’idée que l’argent puisse créer dans le temps, était le blasphème suprême puisque c’était mettre l’argent sur un pied d’égalité avec Dieu, seul créateur dans le temps.
N’y a-t-il pas des leçons à tirer à l’heure où le cycle historique du «salut par l’économie» est à l’évidence en crise ? Nous sommes aujourd’hui de nouveau confrontés à un vrai problème de comptabilité. Nos systèmes comptables sont complètement inadaptés à nos démocraties confrontées à des défis cruciaux : non plus le risque de damnation éternelle, mais celui de perte de l’humanité dans son rapport à soi-même, à autrui et à la nature.
Puisque nous sommes aujourd’hui dans la phase de la fin du salut par l’économie, il faut réfléchir ensemble : par quoi passe le salut de l’humanité ? Cela concerne aussi bien le respect de la biodiversité, la lutte contre la prolifération des armes de destruction massives, la fin de l’humiliation sociale et de la misère… Ces défis nous incitent à penser que nous avons besoin d’autres systèmes comptables pour savoir où sont les vraies richesses et où sont les vraies nuisances ? Et dans quelle direction nous allons ?
Ces indicateurs nous permettraient ainsi de nous alerter sur les seuils d’insoutenabilité et connaître la façon dont nous progressons vers un développement humain réellement soutenable, bref de nous reposer la question des «bienfaits» et des «méfaits», tant pour la nature que pour l’humanité. En outre, cela permettrait d’avoir une troisième colonne, la D, à côté de la «Bienfait» et de la «Méfait», celle qui fait «doute» ou «débat» et qui serait essentielle : c’est là qu’il faudrait organiser en priorité de l’intelligence démocratique en matière d’évaluation, de discernement, de construction de désaccord. Car la démocratie n’est pas que quantitative, mais aussi qualitative et ce dernier élément joue le rôle d’alerte de l’opinion.
Jean Gadrey : Quand on fait vraiment débattre les citoyens en posant la question : qu’est ce qui compte le plus pour vous ? Les gens répondent l’amour, l’amitié, la convivialité, etc. Puis on leur demande : quelles sont les richesses fondamentales ? Restent alors la santé, un logement et un travail décents, l’égalité homme-femme, la solidarité.
Autant de domaines où des indicateurs objectifs peuvent être proposés.
Il y a certes plusieurs façons de mesurer la pauvreté, mais on peut se réunir sur celle qui nous semble la plus juste. C’est une question difficile, mais quand les gens débattent, on est très loin du sondage. Ce sont des accords et des désaccords qui s’expriment. La démocratie délibérative est complexe. Cependant, on y arrive !
Les indicateurs, ce n’est pas une question technique, mais hautement politique.
Les résultats de la Commission Stiglitz auraient ainsi été différents si on avait associé les ONG qui s’occupent de développement humain et d’environnement.
Le rapport qui a été rendu est par exemple relativement faible sur la conception générale du développement durable et donc sur les indicateurs correspondants.
La vision des économistes est particulière car ils surestiment les indicateurs et transforment trop souvent en monnaie des variables qui ne s’y prêtent pas. Comme le travail domestique, le chômage ou les dommages environnementaux. Difficile de les traduire en monnaie.
Et comme les économistes ne savent pas trop comment réfléchir au bien-être, ils proposent des sondages. Et valorisent alors des indicateurs subjectifs. Les critères financiers de convergence en Europe, tels qu’ils sont mis en avant aujourd’hui, n’ont guère de sens pour les citoyens et, en plus, ils nous mènent à une impasse. Si on réfléchissait, tous ensemble, à ce que serait une Europe souhaitable, on aboutirait à une Europe qui aurait du sens. Et on se doterait de critères de convergence sociaux et écologiques. L’Europe aurait alors une toute autre allure.
4. Des indicateurs locaux
Le territoire serait ainsi l’échelle idéale pour mener cette réflexion autour du progrès ?
Patrick Viveret : Le territoire est un bon espace de résilience qui permet d’expérimenter des alternatives afin de les transposer à l’échelle nationale puis européenne. Avec le conseil général de Meurthe et Moselle [13], par exemple, nous menons actuellement une réflexion sur la richesse dans le cadre de la conférence permanente des acteurs de l’éduction populaire afin de penser un autre modèle de société.
Cette échelle de la collectivité territoriale permet de réels débats démocratiques, avec la participation des habitants, sur des questions telles que : Qu’allons-nous faire «de» notre vie ? Au lieu de la traditionnelle «Qu’allons-nous faire» dans notre vie ? Parce qu’il est possible de sortir de notre état de sidération, de débloquer le désir. Comment ? En provoquant l’imaginaire.
Jean Gadrey : Je citerais en exemple la conférence citoyenne sur les nouveaux indicateurs de développement organisée, par la région Nord Pas de Calais [14], pour vérifier si ces outils faisaient sens auprès des habitants. Ou la région Pays de la Loire qui va très loin dans la démarche participative.
Les indicateurs à l’échelle territoriale vont jouer un rôle de plus en plus décisif, par exemple dans la réduction des gaz à effet de serre. L’avantage de ce niveau c’est que c’est plus facile de faire fonctionner la démocratie à cette échelle de proximité. Il y a une pression sociale. Il existe déjà une façon très forte d’innover, grâce au milieu associatif, comme les monnaies locales [15] le prouvent.
En conclusion, pensez-vous qu’il faut tout compter ?
Patrick Viveret : En parallèle à la bataille pour de nouveaux indicateurs, et le droit de compter autrement, il faut en mener une autre : celle pour le droit de ne pas tout compter ! La quantification est un outil au service de la qualification et non l’inverse.
Jean Gadrey : Il faut compter certaines des choses qui comptent et se refuser à compter les valeurs comme, par exemple, l’amour, l’amitié ou la convivialité.
REFERENCES
• Rapport de la commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social
• Reconsidérer la richesse : rapport final de la mission « nouveaux facteurs de richesse », janvier 2002