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Articles du Vendredi : Sélection du 11 novembre 2011

Les émissions de CO2 pourraient augmenter de 20 % d’ici à 2035

AFP
Le Monde du 09.11.2011

Un climato-sceptique reconnait avoir eu tort

Denis Delbecq – 26 octobre 2011
www.reporterre.net/spip.php?article2254 – 26.10.2011

La grande peur de M. Bruckner

Hervé Kempf
www.reporterre.net/spip.php?article2255 30-11.2011

Haro sur les écolos !

Stéphane Foucart
Le Monde du 05.11.2011

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Les émissions de CO2 pourraient augmenter de 20 % d’ici à 2035

AFP
Le Monde du 09.11.2011

Alors que l’enjeu climatique a largement régressé dans un agenda international accaparé par la crise économique, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) publie un rapport annuel des plus alarmistes pour le changement climatique, mercredi 9 novembre.

L’agence, bras énergétique de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), qui réunit 28 pays parmi les plus riches, s’attend ainsi à une hausse de 20 % des émissions de dioxyde de carbone (CO2) d’ici à 2035, portant l’augmentation de la température de la planète sur une trajectoire de plus de 3,5 degrés Celsius.

« La porte des deux degrés » de hausse de la température dans le monde, qui est l’objectif de la communauté internationale, « est fermée » si les gouvernements n’engagent pas de nouvelles actions d’ici à 2017, prévient l’AIE.

HAUSSE DES TEMPÉRATURES DE 6 °C SANS ACTION

Cette hausse de 20 % des émissions carbonées porterait ces dernières à 36,5 gigatonnes en 2035, si bien que les émissions cumulées de CO2 de 2010 à 2035 représenteront les trois quarts des émissions des 110 dernières années, selon l’AIE.

Et si les Etats renonçaient aux actions promises, la planète suivrait une trajectoire de hausse de la température de 6 °C, ajoute l’AIE, soit le pire scénario du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.

L’AIE invite donc les Etats à investir « sans tarder » pour réduire la facture. Sinon, pour 1 dollar d’investissement dans les technologies « propres » qui ne sera pas dépensé avant 2020, il en coûtera 4,30 dollars supplémentaires pour compenser l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre. Une des options clé pour réduire les émissions est la mise en place des techniques de capture et stockage de CO2, redit l’AIE, qui met en garde contre les barrières législatives ou techniques à ces solutions.

AUGMENTATION DE LA DEMANDE EN ÉNERGIE

L’une des explications de la hausse attendue des émissions de gaz à effet de serre réside dans la progression de la demande en énergie (hydrocarbures, nucléaire, renouvelables) : elle augmentera d’environ un tiers d’ici à 2035, tirée par les pays hors OCDE, qui représentent 90 % de cette demande — 30% pour la seule Chine. L’Inde enregistrera le taux de croissance le plus élevé, avec une demande en hausse de 3,1 %, tandis que la consommation n’augmente que de 0,2 % par an en moyenne aux Etats-Unis.

Parmi ces énergies, la part des énergies fossiles (pétrole, gaz naturel, charbon) restera dominante mais elle déclinera dans la consommation mondiale, de 81 % en 2009 à 75 % en 2035, à cause de la hausse des prix et des efforts des gouvernements pour promouvoir d’autres sources d’énergie. Malgré tout, la demande en hydrocarbures va continuer de progresser. L’utilisation du charbon va ainsi grimper de 65 % d’ici à 2035 tandis que la demande de pétrole va augmenter de 14 %, pour atteindre 99 millions de barils par jour (mbj) en 2035, soit 12 mbj de plus qu’en 2010. Quant à la production de pétrole, elle atteindrait 96 mbj en 2035, avec une part croissante du pétrole non conventionnel ou du gaz liquéfié.

Dans ce contexte, l’AIE a relevé sa prévision du prix du baril, qui atteindrait 120 dollars en 2035, même si les prix restent volatils, contre 78 dollars en moyenne en 2010. Il y a un an, l’AIE prévoyait un baril à 113 dollars en 2035. Le baril pourrait même atteindre 150 dollars si, d’ici à 2015, les investissements annuels prévus dans les pays arabes, après les révolutions du printemps, baissaient d’un tiers.

Un climato-sceptique reconnait avoir eu tort

Denis Delbecq – 26 octobre 2011
www.reporterre.net/spip.php?article2254 – 26.10.2011

Le physicien Richard Muller se rangeait parmi les climato-sceptiques. Mais à la différence de la plupart de ceux-ci, il a mené des études pour fonder sa critique. Sa conclusion : le réchauffement moyen de la planète, dont il doutait, est bien réel.

Le camp des climato-sceptiques a perdu l’une de ses cautions scientifiques. L’équipe de Richard Muller, à l’université californienne de Berkeley, a rendu le verdict de sa ré-analyses des données de température terrestre. La température moyenne au dessus des zones émergées de la planète a grimpé d’environ un degré depuis les années 1950 (1). Par le passé, Muller avait mis en doute la réalité de ce réchauffement, critiquant la manière dont les températures sont mesurées.

En cours de soumission dans des revues scientifiques, les résultats de Muller sont particulièrement intéressants. Car le chercheur et ses collègues (dont le fraîchement nobélisé Saul Perlmutter) ont reconstruit une gigantesque base de données, rassemblant, à partir de 15 sources de données, plus de 1,6 milliards de relevés de température effectués depuis 1800. Et là où les climatologues opèrent généralement une sélection sur les stations de mesures qu’il prennent en compte dans leur calcul, Muller a tenté de déterminer le biais qui pourrait en résulter : tout d’abord en conduisant des calculs à partir de la totalité des stations pour lesquelles des données sont disponibles. Puis en pratiquant des sélections, sur une base aléatoire, dans ces jeux de données. Et les chercheurs ont aussi tenté de voir si —comme le prétendent certaines figures climato-sceptiques— la prise en compte de stations de météo urbaines fausse les études, puisqu’on sait qu’en ville, un phénomène d’îlot de chaleur tend à se développer. Eh bien c’est l’inverse : il y a bien un écart d’environ 0,2°C sur cent ans, mais les stations urbaines conduiraient à sous-estimer le réchauffement terrestre. Mais c’est en fait tout à fait négligeable puisque les zones urbaines représentent moins de 1% de la surface de terres émergées.

Dans un communiqué publié il y a quelque jours, Richard Muller s’est avoué surpris par l’accord entre ses résultats et les précédentes études sur le sujet. Ce qui, explique le chercheur, « montre que les études précédentes ont été conduites avec soin, et que les biais potentiels identifiés par des climato-sceptiques n’affectent pas les conclusions de ces études ». Muller tient à préciser que les stations météorologiques jugées « mauvaises » par le climato-sceptique Antony Watts n’affichent pas d’autre tendance que celles qu’il avait jugées « bonnes ». « Leur température absolue est moins fiable, mais l’évolution de température relevée est la même. » Des affirmations qu’il faut encore prendre avec des pincettes, en attendant que les quatre articles soumis par l’équipe de Berkeley Earth soient publiés dans des revues à comité de lecture.

A noter, pour les candidats à l’analyse statistique, que le jeux complet de températures utilisés par Muller dans le cadre de ce projet Berkeley Earth est disponible sur internet. Son équipe va désormais se pencher sur les données concernant les océans.

Note :(1) 0,91°C avec une incertitude statistique de 0,042 °C, pour être précis.

La grande peur de M. Bruckner

Hervé Kempf
www.reporterre.net/spip.php?article2255 30-11.2011

« La grande peur de M. Bruckner, c’est qu’en changeant le monde, on reprenne aux riches ce qu’ils ont volé. »

Vous croyez que Pascal Bruckner dénonce le fanatisme des écologistes, leur goût supposé de l’apocalypse, leurs dérives catastrophistes ou leurs exagérations ? Je le croyais aussi. Mais son insistance, peut-être inconsciente, à enfoncer un certain clou, révèle que sa campagne anti-écologiste vise un autre but.

Il a d’abord dit, lors de l’émission télévisée « Ce soir ou jamais », animée par Frédéric Taddéi le 4 octobre sur France 3, que c’est mon livre (Comment les riches détruisent la planète) qui l’avait poussé à écrire le sien (1). Puis il s’est inquiété de l’idée selon laquelle l’Occident devrait accepter l’appauvrissement matériel. Plus tard, le 15 octobre, chez Alain Finkielkraut, sur France Culture, voilà qu’il s’indigne presque en m’attribuant « le slogan » que « les riches doivent s’appauvrir volontairement » (2). De nouveau, le 22 octobre, dans l’émission de Laurent Ruquier, « On n’est pas couché » sur France 2, il me prend pour cible, expliquant qu’« Hervé Kempf a écrit textuellement et il l’a redit devant moi, que nous devions nous appauvrir » (3).

Comme M. Bruckner cite peu d’autres écologistes, on peut penser que son insistance recouvre une obsession : la crainte qu’une politique écologiste conduise à une remise en cause de l’ordre social, en poussant à la réduction des inégalités très importantes qui caractérise le monde d’aujourd’hui.

En effet, ce que je dis aussi bien dans mes livres qu’en public – jusque devant les militants du Parti socialiste, réunis dans leur université d’été à La Rochelle en août 2011 (4) -, est que les pays riches doivent réduire leur consommation matérielle et leur consommation d’énergie.

Pourquoi ? Parce que la situation écologique planétaire ne permet pas que sept milliards d’humains vivent avec le même niveau de consommation matérielle que les Américains du nord ou les Européens. Comme, par ailleurs, il n’y a aucune raison qu’une partie des humains vive de manière plus dispendieuse que d’autres, le niveau de vie moyen sera dans l’avenir inférieur à celui que connaissent les Américains du nord et les Européens. Autrement dit, que si l’on veut respecter l’équilibre écologique de la planète et maintenir la paix, nous allons vers une baisse de la consommation matérielle dans les pays occidentaux, ce que l’on peut traduire comme appauvrissement matériel.

 

 

 

Mais il y a deux choses que j’écris et dis également avec constance, et que M. Bruckner feint de ne pas entendre.

La première est que baisser la consommation matérielle n’est pas avoir moins, mais se donner les moyens de faire mieux. C’est-à-dire qu’il s’agit d’orienter une part de notre activité collective vers des domaines à moindre impact écologique que la production matérielle, répondant mieux aux besoins sociaux, et capables de créer de nombreux emplois : l’éducation, la santé, la culture, une autre agriculture, une autre politique de l’énergie et des transports, la restauration de l’environnement, etc. S’appauvrir matériellement, mais pour s’enrichir dans les biens communs. Moins de biens, plus de liens.

La deuxième idée, indissociable de la première, est que la condition pour aller dans cette direction est de réduire drastiquement l’inégalité. D’une part, pour changer le modèle culturel de surconsommation projeté par l’oligarchie. Ensuite afin que les classes moyennes occidentales constatent que la transformation écologique se fait dans l’équité. Enfin de façon à récupérer la part de la richesse collective appropriée par l’oligarchie, pour améliorer la situation des plus pauvres – qu’il n’est bien sûr pas question d’appauvrir -, et pour financer la réorientation de notre activité collective dans un sens moins nuisible et plus créateur d’emplois. Consommer moins pour partager mieux

C’est ce point clé de l’écologie politique qui effraie tant M. Bruckner – et les Ferry et Allègre de tout poil : pour résoudre la crise écologique, il faut résoudre la question sociale. Et la question sociale, aujourd’hui, c’est une inégalité devenue insupportable, tant au sein des sociétés qu’à l’échelle du globe. Comme une large part du mouvement écologique articule maintenant clairement la question sociale et la question écologique, la tactique des défenseurs du néo-capitalisme est de faire croire que l’écologie se résume à un sentiment psychotique de la catastrophe. De nier qu’au contraire nous voulons changer le monde, et que changer le monde suppose la justice. La grande peur de M. Bruckner, c’est qu’en changeant le monde, on reprenne aux riches ce qu’ils ont volé.

…………………………..

Notes :

(1) Pascal Bruckner, Hervé Kempf et Yves Paccalet chez Frédéric Taddéi sur France 3, citation à 8’40’’.

(2) Pascal Bruckner et Dominique Bourg chez Alain Finkielkraut sur France Culture, citation à 10’00’’.

(3) Pascal Bruckner chez Laurent Ruquier sur France 2, citation à 18’30″.

(4) Le 27 août 2011, dans la session « Mondes en crise : les scénarios pour en sortir », repris sur LCP (à 48’25’’, après le discours d’Arnaud Montebourg).

Haro sur les écolos !

Stéphane Foucart
Le Monde du 05.11.2011

Les ouvrages qui pourfendent l’«intégrisme vert» fleurissent depuis trois ans, l’essai de Pascal Bruckner en est le dernier exemple. La plupart de ces livres utilisent pourtant des arguments mensongers.

 

Les écolologistes sont des génocidaires. Des meurtriers de masse. Leurs lubies d’enfants gâtés tuent chaque année, indirectement, des millions d’enfants africains. A lire ce petit paragraphe de la page 175 du dernier livre de Pascal Bruckner (Grasset), c’est un peu ce qui vient à l’esprit. « La prohibition du DDT, sous la pression des groupes environnementaux des pays riches dans les années 1970, a provoqué une recrudescence du paludisme dans le Sud, c’est-à-dire des millions de morts, même si la controverse sur la nocivité de cet insecticide se poursuit de nos jours », écrit l’ancien nouveau philosophe.

La puissance de feu rhétorique de l’« argument du DDT » est formidable. Lorsqu’il survient dans les conversations, les écologistes regardent leurs pieds. Ils préfèrent tirer pudiquement le voile de l’oubli sur cette déplorable affaire. Mais pour ceux qui les affrontent, l’histoire de cet insecticide miracle répudié par le « fanatisme vert » est un cadeau du ciel. Ils le gardent précieusement par-devers eux comme l’argument définitif – un de ces traits capables de clore, pour de bon, une conversation enflammée sur la place de l’homme dans la nature.

Dans la blogosphère, l’argument du DDT est partout. Et aussi, sous une forme ou une autre, dans tous les livres dont le titre arbore le mot «apocalypse»… Dans son dernier essai, le politologue Bruno Tertrais (L’apocalypse n’est pas pour demain, Denoël) le dégaine en page 50 : «Il n’est pas exagéré de dire que ceux qui promurent l’interdiction [du DDT> portent une part de responsabilité indirecte dans les dizaines de millions de morts du paludisme qui ont été recensés depuis quarante ans». L’économiste de la santé Jean de Kervasdoué, dans Les Prêcheurs de l’apocalypse (Plon, 2007), propose à ses lecteurs le même argument – à quelques variations cosmétiques près.

L’histoire du DDT est au livre écolophobe ce que la fève est à la galette des Rois : on est sûr de l’y découvrir. Elle est pourtant complètement imaginaire. Au moins les lecteurs du Monde sont-ils désormais informés. Pour ses usages de contrôle des moustiques vecteurs de maladies comme le paludisme, le DDT n’a jamais été interdit en Afrique. Ni, du reste, nulle part ailleurs… Et, en tout état de cause, les mouvements écologistes des pays du Nord n’ont guère le pouvoir de faire interdire quoi que ce soit dans les pays du Sud.

Une subtile variante de cette légende urbaine veut que l’Agence américaine pour le développement international (Usaid) ait refusé de financer des programmes de lutte contre le paludisme pour cause d’utilisation du DDT. L’opprobre écologiste sur le fameux insecticide aurait poussé l’agence américaine à une manière de politiquement correct «vert» et meurtrier… Sur Internet, où un lien hypertexte a trop souvent valeur de preuve, cette affirmation est omniprésente. A tel point qu’elle s’impose désormais comme la version officielle de l’histoire.

A tel point, aussi, que l’Usaid a publié en 2005, sur son site Internet, une mise au point spécifiant qu’aucun financement de projet n’avait jamais été rejeté au motif de l’utilisation du DDT. Enfin et pour finir, le seul texte international qui réglemente l’usage du fameux DDT est la convention de Stockholm sur les polluants organiques persistants – librement signée et ratifiée par les Etats parties -, dont l’annexe B précise explicitement que tout usage du DDT à des fins de contrôle des vecteurs de maladies est autorisé… C’est d’ailleurs toujours le cas dans certains pays.

Dans un livre important à paraître en France au printemps (Les Marchands de doute, Ed. Le Pommier, publié en anglais sous le titre Merchants of Doubt, Bloomsbury), les historiens des sciences américains Naomi Oreskes (université de Californie à San Diego) et Erik Conway (Jet Propulsion Laboratory) ont remonté la piste de cette fable moderne. «Il est très difficile de savoir qui a inventé cette histoire, raconte Naomi Oreskes. Mais ce que nous pouvons dire, c’est qu’on la voit émerger il y a un peu plus d’une dizaine d’années et que l’organisation qui en a fait la plus forte promotion sur Internet est le Competitive Entreprise Institute, un think tank libertarien en lutte contre toute forme de régulation de l’activité économique… »

«Je suis très surprise et aussi attristée que des intellectuels français reprennent cette histoire où tout est faux, ajoute Mme Oreskes. L’idée que ce serait une sorte d’hystérie environnementaliste qui aurait poussé à l’interdiction du DDT aux Etats-Unis ne tient simplement pas la route : c’est un comité de chercheurs, par ailleurs tous assez conservateurs, qui a travaillé pendant dix ans pour parvenir en 1972, c’est-à-dire sous la présidence de Richard Nixon – un républicain ! -, à la conclusion qu’il fallait limiter l’usage de cette molécule… Aujourd’hui, il est vrai que le DDT est beaucoup moins utilisé dans le monde, mais c’est principalement parce que des résistances sont apparues dans les populations de moustiques. »

Dans leur livre, les deux historiens exhument ainsi les rapports officiels de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui faisaient état, dans les années 1970, des résistances développées par les insectes dans certains pays tropicaux, y justifiant l’abandon de l’insecticide miracle. L’«intégrisme vert» n’y apparaît pas pour grand-chose… Le plus cocasse est que, selon les chiffres du département américain de l’agriculture, l’usage à des fins agricoles du DDT avait déjà commencé à décliner en 1959 aux Etats-Unis, précisément en raison des résistances déjà émergentes.

Du coup, les deux historiens américains s’interrogent sur les motivations des inventeurs de cette fable du DDT. Il y a là un mystère. A la fin des années 1990, quand elle apparaît sur le Net, le DDT n’est plus produit aux Etats-Unis. Il ne représente plus aucun enjeu économique… «C’est une révision de l’histoire dont le seul but est de discréditer a priori toute forme de régulation environnementale», dit Naomi Oreskes, qui note dans son livre que les organisations qui relaient l’«argument du DDT» sont aussi, invariablement, celles qui tentent avec le plus d’âpreté de discréditer les sciences de l’environnement dans leur ensemble.

Des histoires comme celle de l’«argument du DDT», il en existe des centaines. Et il faut bien constater qu’en matière d’écolophobie, les «éléments de langage» des groupes de pressions ultra-conservateurs américains mis en circulation sur le Net sont souvent repris, de bonne foi, par des intellectuels français, publiés par de prestigieuses maisons d’édition. «Internet est passé par là», s’amuse Naomi Oreskes.

Depuis quelques années, et singulièrement depuis l’échec du sommet de Copenhague sur le changement climatique, une abondante littérature est publiée chaque année pour faire pièce à l’«intégrisme vert» ; elle se place dans la lignée d’un prestigieux prédécesseur, L’Ecologiste sceptique (Le Cherche Midi, 2004), le best-seller du statisticien danois Bjorn Lomborg… dont on sait moins qu’il a fait l’objet d’un blâme officiel du Comité d’éthique des sciences du Danemark, qui a dénoncé en 2003 la «malhonnêteté scientifique» de l’ouvrage. Ses héritiers se vendent, eux aussi, très bien. Le dernier livre de Claude Allègre, L’Imposture climatique (Plon, 2010) s’est ainsi écoulé, selon son auteur, à quelque 180 000 exemplaires.

Réduire toute la littérature des pourfendeurs de l’«intégrisme vert» à une succession de contrevérités glanées sur Internet serait trompeur. Parfois, les auteurs frappent juste, démontant les outrances et l’irrationalisme de certains mouvements écologistes. Mais très souvent, les chevilles des argumentaires proposés par les écolophobes sont de grossières torsions de faits bien établis, qui font l’objet de larges consensus chez les scientifiques compétents.

Par exemple, dans L’apocalypse n’est pas pour demain, Bruno Tertrais cite, entre autres choses, une étude montrant que le réchauffement n’est pour rien dans le déclin des ours polaires de la baie de l’Hudson… Mais en fait d’étude, l’article qu’il cite est un «point de vue» aux allures de travail scientifique, rédigé par des chercheurs non spécialistes de la question (géologues et astrophysiciens) et explicitement rémunérés par le pétrolier Exxon et l’American Petroleum Institute.

L’augmentation des gaz à effet de serre dans l’atmosphère réchauffe le climat de la terre et ce réchauffement est, à terme, dangereux pour la stabilité des sociétés ; les chlorofluorocarbures (CFC) détruisent la couche d’ozone stratosphérique ; les effluents agricoles sont les responsables des «marées vertes» ; l’amiante est carcinogène, même à faibles doses, etc. De telles affirmations sont étayées par des centaines d’études publiées après expertise dans des revues scientifiques à comité de lecture. Or, dans une très large mesure, l’écolophobie prospère sur la relativisation ou la réfutation de telles connaissances. Souvent ces affirmations reposent sur des « études » bardées de calculs et de graphiques, mais n’ayant pas le statut de publication scientifique. Plus subtile, une autre technique consiste à citer sur un domaine précis une étude marginale et réfutée de longue date… en omettant bien sûr de préciser qu’elle a finalement été rejetée par les spécialistes de la discipline.

Le domaine le plus maltraité par cette vulgate est celui du climat. Un nombre étourdissant d’ouvrages y est consacré. Le plus célèbre, celui de Claude Allègre, a suscité en avril 2010 une levée de boucliers inédite dans l’histoire de la recherche française. Une lettre de protestation, signée par quelque 600 chercheurs des organismes de recherche (CNRS, CEA, INRA, etc.) et des universités, a été adressée aux grandes instances de la science française.

Connu pour son sens de la provocation, l’ancien ministre socialiste n’est pas le seul à prendre, sur le sujet du climat, d’amples libertés avec la science. L’essayiste Jean-Michel Bélouve (La Servitude climatique, Liber Media, 2009), le mathématicien Benoît Rittaud (Le Mythe climatique, Seuil, 2010) ou encore le patron de l’Automobile club de France, Christian Gérondeau (CO2. Un mythe planétaire, Editions du Toucan, 2009) ne sont pas en reste.

Eux aussi puisent ad libitum dans les arguments mis en circulation sur la Toile, hors de toute validation scientifique, où ils se répliquent à haut débit. Lors d’une conférence donnée voilà quelques mois à l’Assemblée nationale, M. Bélouve l’admettait d’ailleurs sans ambages : «Si cela vous intéresse, allez sur Internet, j’indique dans mon livre beaucoup de sites très intéressants, et vous deviendrez des savants, de véritables climatologues sceptiques de haut niveau. »

Quant au Mythe climatique, « il reprend très fidèlement ce qu’on peut lire dans la blogosphère américaine », estime la climatologue Valérie Masson-Delmotte, du Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE). De fait, la bibliographie de l’ouvrage arbore une quantité impressionnante de liens hypertextes. « De manière plus générale, les arguments ou les points de vue qu’on peut lire chez les auteurs climato-sceptiques français ne sont pas originaux, la plupart sont repris de ce qui circule sur Internet », dit la chercheuse, qui a consacré un récent ouvrage à démonter cette mythologie climatique moderne (Climat. Le vrai et le faux, Le Pommier, 2011).

Les emprunts à la blogosphère, directs ou indirects, sont parfois subtils, parfois massifs. Dans La Légende de l’effet de serre (Favre, 2011), François Meynard, chargé de l’organisation des cours du Collège des humanités de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), a carrément copié-collé une vingtaine de pages du site Wikibéral – sorte d’encyclopédie collaborative écrite au prisme de la promotion du libéralisme économique. L’affaire a tout récemment fait scandale en Suisse.

L’activisme en ligne des think tanks américains ultraconservateurs ou libertariens a transformé la Toile en réservoir inépuisable d’arguments repris, traduits, enrichis et repris encore, même quand ils ont été réfutés et démontés par les chercheurs compétents. Le plus puissamment véhiculé est celui selon lequel le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) serait infiltré par les écologistes et que ses rapports sur le réchauffement, rendus tous les six ans environ, seraient biaisés par un alarmisme systématique.

Comme l’«argument du DDT», cette idée est constamment reprise dans la littérature écolophobe. Elle est désormais si ancrée dans les esprits qu’elle permet à Luc Ferry de faire cette surprenante déclaration au Figaro : «Le GIEC, c’est un groupement où sont cooptés des patrons d’associations qui sont souvent des idéologues écologistes.» L’ancien ministre de l’éducation prépare justement, avec Claude Allègre, un nouvel ouvrage sur le sujet.

Pourtant, le GIEC est structurellement conçu pour produire les rapports les plus «conservateurs» possibles. Ces derniers représentent une synthèse consensuelle de la littérature scientifique, rédigée par plusieurs centaines de chercheurs et expertisée par des milliers d’autres… En outre, les documents synthétisant ces rapports sont endossés par l’ensemble des délégués des quelque 190 Etats parties à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques – dont l’Arabie saoudite, la Chine, la Russie ou les Etats-Unis, dont l’intérêt d’agiter le chiffon rouge climatique n’est pas absolument évident…

 

 

Si les mêmes arguments sont repris des deux côtés de l’Atlantique, les motivations idéologiques sont très différentes. Pour Naomi Oreskes et Erik Conway, l’écolophobie américaine est surtout motivée par la défense de la liberté économique. Les questions environnementales sont vues comme des entraves à la liberté d’entreprendre – un avatar du communisme.

Mais le succès, en France, de cette littérature tient à d’autres ressorts. Le côté écrasant et culpabilisant de la glose écologiste n’y est pas étranger. «En France, le libéralisme économique n’est pas le principal ressort de la défiance vis-à-vis des sciences de l’environnement, dit Valérie Masson-Delmotte. C’est plutôt notre rapport au progrès qui en est le moteur, progrès que nous associons généralement à la technique.» Source de bien-être et de désaliénation des hommes, la technologie est aussi devenue source de nuisances et de dangers, alors que «beaucoup tiennent énormément à l’idée qu’elle permet et permettra de régler tous les problèmes», ajoute la climatologue.

A bien y regarder, la défiance vis-à-vis des sciences de l’environnement s’appuie sur de multiples ressorts idéo-logiques. «Nombreux sont ceux qui considèrent le diagnostic scientifique à travers la lorgnette de leurs préoccupations, rappelle Olivier Godard, chercheur au CNRS et à l’Ecole polytechnique et auteur de plusieurs contributions sur le climato-scepticisme. Par exemple, Elisabeth Badinter, dont le combat actuel est de lutter contre le retour du naturalisme dans les rapports entre les sexes, minore la question climatique, y voyant une menace naturaliste…»

En France, l’apparent consensus politique autour de ces questions n’est sans doute pas étranger au succès de la littérature écolophobe. «Aux Etats-Unis, ces questions sont politiquement beaucoup plus clivantes, note le philosophe Mathias Girel, maître de conférences à l’Ecole normale supérieure. Des questions scientifiques comme celle du changement climatique ont par exemple été abordées au cours de la primaire républicaine, et elles opposent clairement démocrates et républicains. Ce qui n’est pas le cas en France, où les sciences du climat sont en général acceptées par l’ensemble du spectre politique. »

Absent de la scène politique, le «débat» fait donc florès dans l’édition. Le débat ? «J’ai personnellement le sentiment que nous n’avons pas eu le bon débat, dit Valérie Masson-Delmotte. Pour ce qui est de la question climatique, le débat qui a été mis en avant a été celui de la réalité ou des causes principales du changement climatique, ce sur quoi il n’y a pas vraiment de débats dans la communauté scientifique. En revanche, le débat sur la manière dont nous devons nous adapter et nous préparer au changement climatique qui vient, nous ne l’avons pas eu.»