Articles du Vendredi : Sélection du 26 avril 2019


« Cette génération de jeunes ressent la finitude du monde »
Marine Miller
www.lemonde.fr/campus/article/2019/04/19/cette-generation-de-jeunes-ressent-la-finitude-du-monde_5452464_4401467.html

Sentiment de ne pas être en adéquation avec ses valeurs, désir d’éthique, tentation de prendre des chemins de vie alternatifs… l’inquiétude sur le climat se lie de plus en plus, chez les étudiants et les jeunes diplômés, à une remise en cause du système économique, explique la sociologue Cécile Van de Velde.

Depuis six mois, des marches pour le climat rassemblent des milliers de jeunes, à Paris et dans plusieurs pays d’Europe. Certains font grève tous les vendredis pour soutenir cette cause. Cécile Van de Velde, sociologue à l’université de Montréal, travaille sur la question de la colère et de la désobéissance civile dans la jeunesse. Elle analyse pour Le Monde cette mobilisation.

Quel regard portez-vous sur les mobilisations pour le climat, qui ont lieu depuis la fin de l’année 2018 ?

Ce qui frappe d’abord, c’est l’extrême jeunesse des participants : le cœur des manifestations est constitué d’adolescents, issus de milieux urbains et plutôt aisés. J’ai même croisé, à Montréal de nombreux enfants en famille, brandissant fièrement leur première pancarte. Même en France, où la tradition de mobilisation est plus marquée chez les étudiants, les plus jeunes se mobilisent aussi fortement. C’est la première prise de parole de la « génération d’après », et qui en annonce d’autres.

Nés au tournant des années 2000, ces jeunes ont connu la jonction des crises économiques et environnementales, et portent un rapport au temps particulier : ils ressentent fortement la finitude du monde. Ils ont grandi dans une forme d’incertitude radicale. J’ai pu voir monter et se diffuser, au fil de mes recherches sur la colère sociale, ce sentiment d’urgence vis-à-vis des questions écologiques. En 2012, la colère des jeunes diplômés était principalement structurée par les thématiques sociales et économiques. Aujourd’hui, le malaise est plus existentiel, plus global. Il porte davantage sur la question de la marche du monde et de l’humanité menacée.

Cela va de pair avec un rapport plus concret et radical au politique : ces jeunes générations ont davantage confiance en leurs capacités de changement social que leurs aînés, notamment parce qu’ils ne considèrent pas n’avoir plus rien à attendre. En 1968, Margaret Mead, dans son ouvrage Le Fossé des générations, annonçait une inversion de la transmission entre générations : au lieu d’être descendante – des parents vers les enfants –, cette transmission pouvait devenir ascendante. C’est cette forme d’inversion générationnelle qui est à l’œuvre aujourd’hui sur les questions climatiques et environnementales.

Comment comprendre cette colère envers la classe politique et le monde économique ?

C’est un point intéressant : on n’y retrouve pas, ou peu, de jeunes issus de territoires périphériques ou de jeunes issus des milieux plus populaires. C’est une colère des « inclus », ce qui ne veut pas dire pour autant que les autres ne sont pas sensibles à ces questionnements, mais leur colère se structure davantage sur l’injustice sociale. Dans le mouvement sur le climat, c’est le thème de l’injustice générationnelle qui domine, et on retrouve, dans nombre de slogans, la dénonciation d’un passé qui grève le futur, le refus d’un héritage marqué à la fois par la dette et le doute. Il ne faut pas opposer par exemple le mouvement des « gilets jaunes » et ce mouvement sur le climat : même s’ils diffèrent fortement, ce sont deux formes de critique systémique, l’une marquée par des questions de survie individuelle et de justice sociale, et l’autre de survie collective et de justice générationnelle.

On y retrouve, comme dans toutes les colères sociales et politiques d’aujourd’hui, les mêmes ferments. A savoir un sentiment d’impuissance, avec cette impression de ne pas pouvoir avoir suffisamment de prise sur son destin, qu’il soit individuel ou collectif. Et un sentiment de mépris ressenti face à l’action ou l’inaction politique. Il faut noter que le mouvement ne cible pas la génération aînée dans son ensemble, mais plutôt celle qui se cache derrière « le système » : ce qui est dénoncé, au fond, c’est le cynisme du monde de la finance et de la politique, ainsi que leur complicité supposée.

On voit d’ailleurs dans les enquêtes internationales sur les valeurs que la conscience environnementale et la demande d’éthique politique sont deux revendications qui distinguent fortement les jeunes générations montantes. Non pas que ces revendications n’existent pas chez les autres, mais elles sont portées à l’extrême par ces jeunes générations.

Il est symptomatique que ce mouvement ait comme égérie une jeune adolescente, Greta Thunberg, considérée comme incorruptible et non affiliée ; elle porte en elle-même cette vision « pure » du politique.

Certains jeunes diplômés parlent de « dissonance cognitive » lorsqu’ils travaillent pour des entreprises avec lesquelles ils se sentent en contradiction morale… Comment analysez-vous cette expression particulière ?

Dans les parcours, ces tensions entre « l’être » et « le système » sont de plus en plus exprimées. Pour certains, elles sont vécues comme un réel déchirement. Au niveau individuel, la question posée est d’abord d’ordre éthique : s’ajuster au marché du travail, d’accord, mais jusqu’où ? Par nécessité, la plupart des jeunes diplômés acceptent de renoncer à certaines valeurs pour rester dans la course, mais ils peuvent développer alors un sentiment majeur de désajustement. Je les appelle les « loyaux critiques » : ils jouent le jeu, mais portent une critique radicale du système, depuis l’intérieur.

De plus en plus de diplômés refusent actuellement de renoncer à certaines valeurs et s’engagent vers des chemins alternatifs, que ce soit à l’intérieur même du système – monter son entreprise écologique par exemple –, ou à l’extérieur – quitter le marché du travail et vivre de la débrouille. Mais il faut bien sûr disposer de quelques filets de sécurité pour pouvoir franchir ce pas. Même s’ils restent minoritaires, ces parcours sont révélateurs de la dynamique actuelle du changement social, qui passe de plus en plus par les comportements sociaux eux-mêmes. Plus encore que la consommation quotidienne, c’est le choix de vie lui-même qui devient codé comme un acte de résistance politique.

Nicolas Hulot: «Je ne ressens plus de colère, mais de l’incompréhension»
Coralie Schaub
www.liberation.fr/politiques/2019/04/19/nicolas-hulot-je-ne-ressens-plus-de-colere-mais-de-l-incomprehension_1722486

A la veille des annonces de Macron sur le grand débat, qui pourraient être peu ambitieuses sur l’écologie, l’ancien ministre tire la sonnette d’alarme. Pour lui, il est temps de dépasser les plans théoriques et d’aller chercher des financements. Tout en s’appuyant sur les mouvements citoyens.

Alors qu’on attend les annonces post-grand débat national d’Emmanuel Macron jeudi, Nicolas Hulot appelle l’exécutif à écouter les revendications des marches, pétitions et grèves pour le climat. L’ancien ministre de la Transition écologique et solidaire, président d’honneur de la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l’homme (FNH), l’exhorte aussi à se donner les moyens de ses ambitions.

Dans l’allocution que le Président devait prononcer le 15 avril, il n’y avait presque aucune mesure sur l’écologie. Cela vous révolte, vous attriste ?

Ce qui a fuité dans les médias laisse craindre que l’exécutif se contente d’acheter la paix sociale à travers des annonces qui touchent à des scandales du quotidien, comme le coût des Ehpad, mais sans engager le début d’une politique de transition écologique et solidaire. Or il y a aussi eu de nombreuses manifestations pacifiques, familiales et créatives, notamment des marches pour le climat, dont le gouvernement devrait s’inspirer. Il devrait en tirer une forme d’injonction positive. Mais à ce stade, je n’ai pas le sentiment que ces manifestants-là ont été écoutés. «Le progrès, c’est la révolution faite à l’amiable», disait Victor Hugo. Nous avons une révolution à faire, et la fenêtre est très courte pour la faire de cette manière. C’est notre survie qui est en train de se jouer. J’aimerais que les responsables politiques entendent tous les signaux de la société. Qu’ils n’attendent pas, comme pour Notre-Dame, que les flammes soient visibles pour réagir. Le pire poison, c’est la résignation dans laquelle notre société semble glisser, qui risque de se transformer en reddition.

On est capables de se mobiliser, regardez pour Notre-Dame…

Je comprends l’émotion, l’indignation et la mobilisation suscitée par cet incendie. Je m’en réjouis. Mais je n’en vois pas l’équivalent face au délitement de l’immense cathédrale qu’est notre planète. Notre société ne réagit que quand les effets sont visibles. Ceux de la crise écologique le sont, mais ses flammes sont moins palpables. Notre-Dame nous montre que quand la nature s’exprime – car le feu, c’est la nature -, nous sommes confrontés à notre insignifiance, notre impuissance. Si cela pouvait nous donner une leçon d’humilité et nous inspirer pour lutter contre le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité…

N’est-ce pas un vœu pieux ?

Si, certainement, ne soyons pas naïfs. Même si je refuse de baisser les bras, je suis conscient que tous les mots ont déjà été prononcés. Que nous en savons bien assez pour agir, que tous les outils sont sur la table pour inventer un nouveau modèle économique, à la fois écologique et solidaire. Or face à l’urgence, l’écologie reste la variable d’ajustement. Et on continue à s’affronter sur des querelles idéologiques creuses. René Char disait : «L’essentiel est sans cesse menacé par l’insignifiant.» Je ressens non plus de la colère, mais de l’incompréhension. Comme quand on regardait Notre-Dame brûler, je suis sidéré qu’on en soit encore là, à perdre des décennies précieuses. A ce sujet, chacun devrait lire Perdre la Terre, de l’essayiste américain Nathaniel Rich (1).

On est loin du «profond sursaut politique» que vous réclamiez avec Laurent Berger, le patron de la CFDT…

Oui, très loin. Je ne jette pas la pierre, car le gouvernement est prisonnier du présent, la pression du court terme est très forte. Mais celui-ci devrait s’emparer du fait que les syndicats et les ONG humanitaires et environnementales se soient rassemblés, s’en nourrir, ne pas rester dans une position défensive. Dans les collectivités, dans les associations, émergent des alternatives et des propositions qui peuvent devenir la norme. Notre démocratie est fatiguée, notre modèle économique épuisé, il faut se mettre en ordre de marche différemment mais collectivement.

Comment ?

Il faut enfin adopter une vision holistique, une approche globale de l’écologie, au lieu de celle par silos, verticale. Une fois par semaine, il devrait y avoir au gouvernement un conseil environnemental, sur le modèle du conseil de défense, pour que le ministre de l’Ecologie ne soit pas seul à porter une mutation sociétale. Je prends l’exemple de la fiscalité. Tant qu’on n’aura pas de remise à plat de l’ensemble de la fiscalité, avec d’un côté une TVA incitative à taux réduit pour les biens et services qui produisent des externalités positives (énergies renouvelables, agro-écologie, économie sociale et solidaire…) et de l’autre une TVA dissuasive pour ce qui produit des externalités négatives (par exemple les énergies fossiles), on n’y arrivera pas. La fiscalité peut permettre de structurer les modes de production et de consommation en dix ans. L’incitatif doit être rapide et le dissuasif progressif, pour ne mettre personne dans une impasse. Or que faisons-nous ? Nous fixons de beaux objectifs, sans nous donner les moyens de les atteindre. On peut faire tous les plans du monde, tant qu’on ne va pas chercher de nouveaux financements, qu’on ne définit pas d’autres priorités, cela ne sert à rien. J’en ai fait la triste expérience. Avec les plans, les objectifs, on ne fait que gagner du temps, au détriment de l’action.

C’était vrai pour le plan biodiversité que vous avez lancé en juillet 2018…

C’était vrai pour tout. Idem pour le plan de rénovation thermique des bâtiments : on haussait les objectifs et on diminuait les moyens. Si on est dans une situation de survie, il va falloir emprunter des chemins de traverse. On l’a fait en 2008 au moment de la crise financière, pourquoi pas aujourd’hui ? Organiser des grands débats, c’est bien. Mais à chaque fois qu’on a consulté les citoyens on n’a pas tenu compte de leurs préconisations. Regardez ce qui s’est passé avec les Etats généraux de l’alimentation. Il ne faut pas s’étonner qu’il y ait une forme d’exaspération.

Depuis le début du quinquennat, quelles ont été les avancées environnementales ?

Rien de structurant. La moisson est maigre. Cela serait positif si les courbes s’étaient inversées. Celle de l’artificialisation des sols s’est-elle inversée ? Et celle de la pollution de l’air ? Des émissions de gaz à effet de serre ? De l’utilisation de pesticides ? On en est encore loin.

Quelles mesures faudrait-il adopter d’urgence ?

Par exemple, un grand service public de rénovation thermique des logements. Pour permettre enfin à 7 millions de passoires énergétiques d’être rénovées, avec les moyens ad hoc. Sur un plan social et écologique, c’est très efficace. Il faudra créer un guichet unique pour ne pas que les gens se perdent dans tous les dispositifs. Avec un objectif intangible : que d’ici 2025, on ne puisse plus louer de passoire énergétique. Et qu’il y ait une obligation de rénovation pour les propriétaires au moment de la vente d’un bien. Autre exemple : il faut fixer une date claire et prévisible de fin de vente des voitures diesel et essence. Le plan climat avait fixé 2040, cela a disparu de la loi d’orientation des mobilités. Pour atteindre la neutralité carbone en 2050, il faudra ramener cette interdiction aux alentours de 2030, puisqu’on garde une voiture quinze à vingt ans après son achat.

Il faut aussi mettre un terme aux 12 milliards d’euros par an de subventions aux énergies fossiles. Taxer les billets d’avion. Inscrire l’interdiction du glyphosate dans la loi. Pourquoi attendre ? L’Etat doit initier la transition, l’accompagner, la coordonner, par la réglementation ou la fiscalité. Sans faire les choses brutalement, mais avec une vision d’ensemble. Quant à la taxe carbone, nous proposons de ne pas la faire repartir à la hausse avant 2020 : il faut d’abord créer un «revenu climat» pour ceux qui sont en grande difficulté.

Quid de corriger le tir sur l’ISF et d’obtenir des résultats sur l’évasion fiscale ?

C’est le nerf de la guerre. Tout un pan de l’économie s’est organisé pour ne pas payer d’impôts ou en payer le moins possible. Certains le font en toute légalité avec l’optimisation fiscale, d’autres pratiquent l’évasion fiscale. Tant qu’on ne va pas chercher l’argent là où il s’est dissimulé, on n’y arrivera pas. Il y a chez les gilets jaunes une soif de cohérence, de justice fiscale, qu’il faut entendre.

L’ampleur de la mobilisation des jeunes vous a-t-elle surpris ?

Cela m’a surpris et réjoui. Mais je ressens aussi un malaise. Que les enfants soient obligés de descendre dans la rue pour alerter sur des risques qu’ils n’ont pas provoqués, c’est un comble. Mais si c’est l’ultime manière de mettre chaque adulte devant ses responsabilités, c’est bienvenu. Tant que cela reste dans un cadre pacifique. Je demande vraiment aux politiques d’entendre ces signaux pacifiques. C’est une opportunité pour agir.

La FNH fait partie des ONG qui attaquent l’Etat en justice pour «inaction climatique». Qu’attendez-vous de cette procédure ?

Après une procédure équivalente, le gouvernement néerlandais a été amené à revoir ses ambitions à la hausse, notamment en répartissant de manière plus juste la fiscalité écologique entre ménages et entreprises. Le gouvernement, plutôt que de se braquer, devrait là aussi prendre le soutien massif à cette initiative – 2,2 millions de personnes ont signé la pétition – comme une invitation inespérée à agir. Il faut retrouver une intelligence collective. Le politique a besoin du peuple, et inversement. Arrêtons de se suspecter les uns les autres.

Vendredi, 14 ONG (dont Les Amis de la Terre et Greenpeace) ont appelé à une «grande action de désobéissance civile non violente» pour «bloquer la République des pollueurs». Pourquoi la FNH ne s’y est-elle pas associée?

Chacun son style. Ce qui caractérise le mouvement écolo, c’est la diversité d’actions. Greenpeace a ses méthodes, nous avons les nôtres. Nous ne prenons pas part à ce type d’actions mais nous ne les condamnons pas.

Ces ONG dénoncent une «alliance toxique entre Emmanuel Macron et les grands pollueurs». En annonçant votre démission en août, vous aviez fustigé l’influence des «lobbys dans les cercles du pouvoir». Sont-ils plus puissants que jamais ?

Je ne reprendrais pas les mots «alliance toxique», comme s’il y avait des alliances secrètes. C’est bien plus compliqué que cela. Mais l’influence des lobbys est évidente, j’en ai fait la cruelle expérience le dernier jour de mon mandat avec le lobby de la chasse, pour ne parler que de celui-là. Les lobbys agroalimentaires ou énergéticiens exercent une influence considérable, parfois en faisant du chantage à la délocalisation, à la perte d’emplois. C’est une entrave à la démocratie. Chaque ministre, chaque parlementaire devrait dire en toute transparence qui il a reçu, ce qui a été dit. J’avais pensé à l’instaurer dans mon ministère.

Des exemples concrets de ce lobbying ?

Prenons PSA, qui essaie de réhabiliter le diesel et décrédibiliser le véhicule électrique. Peut-on appeler ça du lobbying ? Bien entendu.

En quoi les élections européennes de mai sont-elles cruciales ?

Rater ce rendez-vous serait tragique. Car l’Europe peut être un magnifique levier ou un impitoyable frein. Par exemple, que faire de l’argent de la politique agricole commune ? C’est un sujet central sur lequel j’attends une vision claire. Comment allons-nous financer la transition énergétique ? Va-t-on remettre à l’ordre du jour la taxe sur les transactions financières ? Je ne peux que me réjouir que les candidats rivalisent d’ambition sur ces sujets. Mais attention à rester dans l’écologie et à ne pas tomber dans l’«égologie».

(1) Perdre la Terre, éditions Seuil, sortie le 2 mai.

La catastrophe, nouvel aiguillon du militantisme climatique
Weronika Zarachowicz
www.telerama.fr/idees/la-catastrophe,-nouvel-aiguillon-du-militantisme-climatique,n6218461.php#xtor=EPR-126

Dans le discours des manifestations, les générations futures ont laissé place aux générations présentes et le développement durable n’a plus la cote face à l’urgence climatique. Décryptage d’une tendance catastrophiste avec Luc Semal, chercheur en sciences politiques, auteur de “Face à l’effondrement. Militer à l’ombre des catastrophes”. Suite de notre série d’articles consacrée à la Semaine internationale de la rébellion qui se déroule du 12 au 19 avril. Il y a urgence. « Notre survie sur Terre est menacée et nous devons agir maintenant. […] D’après le secrétaire général de l’ONU, nous avons jusqu’à 2020 pour agir. […] Parce que chaque dixième de degré compte, parce que chaque espèce disparue compte, parce que chaque minute compte, nous appelons à la désobéissance civile. Nous sommes prêt.e.s à enfreindre la loi et à en subir les conséquences, y compris l’emprisonnement. La rébellion commence maintenant. » Cette déclaration de rébellion est celle d’Extinction Rebellion, mouvement de désobéissance civile né en Angleterre à l’automne 2018 et qui connaît, depuis, un succès fulgurant. En France aussi, ils sont de plus en plus nombreux à être séduits par ce collectif au logo en forme de sablier dans un cercle noir, symbole du temps qui reste avant l’effondrement, et qui affiche sa différence face aux autres mouvements écolos existants : un discours clair et sans compromis, plus radical, plus rebelle, et marqué par l’urgence. Alors, faut-il y voir une nouvelle génération de désobéissance civile ? Décryptage avec Luc Semal, maître de conférences en sciences politiques au Muséum national d’Histoire naturelle, auteur de Face à l’effondrement. Militer à l’ombre des catastrophes (éd. PUF, 2019), et du Bestiaire disparu (éd. Plume de carotte, 2013).

La désobéissance civile est-elle plus « catastrophiste » aujourd’hui ?

Effectivement, une perspective « catastrophiste » traverse Extinction Rebellion, mais elle n’est pas propre à la désobéissance civile. Une grande partie des mobilisations et de l’écologie politique en est aujourd’hui imprégnée. On le voit dans les grèves scolaires de ces derniers mois, qui mettent en avant des slogans comme « Nous voulons un avenir », « Plus tard, je voudrais être vivant » ou « Il n’y a pas de planète B », mais aussi dans le regain d’intérêt pour les théories de l’effondrement, dont fait partie la collapsologie. Ces idées infusent même désormais dans des mouvements comme Alternatiba, dans certains courants d’Europe Ecologie Les Verts, etc.

Pour autant, il ne s’agit pas de parler de « mobilisations catastrophistes », comme si le catastrophisme était l’alpha et l’oméga de ces mouvements. Il s’agit plutôt d’une ombre qui plane sur les militants et leurs mobilisations, et va influer sur la nature de leur engagement, sur leurs stratégies, sur leurs espoirs et leurs déceptions aussi. Les mouvements des « transition towns » en Angleterre et de la décroissance en France sont particulièrement emblématiques, puisque ce sont les premiers, dans les années 2000, à avoir réintroduit la perspective catastrophiste en écologie politique.

Pourquoi ?

Tous deux ont en commun de s’être construits sous la menace du pic pétrolier et de la crise climatique, et d’avoir renoué avec les origines de la pensée écologiste, une pensée des limites globales à la croissance. Ils émergent au début du XXIe siècle, dans un contexte d’assombrissement des perspectives climatiques : croissance fulgurante des émissions chinoises, fiasco de la COP de Copenhague en 2009, retrait des Etats-Unis du protocole de Kyoto… Après des années de rhétorique rassurante sur la maîtrise de la crise écologique, portée par le développement durable ou la croissance verte, on comprend que maintenir le réchauffement climatique en deçà du seuil des 2 degrés est de plus en plus improbable, et que notre dépendance aux énergies fossiles ne s’émousse pas. D’où une désillusion profonde, et une dimension catastrophiste qui se fait plus forte, à mesure que s’accélèrent la perte de biodiversité, le réchauffement global, etc.  “L’accélération des croissances – économique, démographique, industrielle, agricole, etc. –, que l’on n’appelle pas encore « grande accélération », ne peut que conduire à la catastrophe.”

 

L’idée de la catastrophe, rappelez-vous dans votre dernier ouvrage, Face à l’effondrement, est un fil rouge de l’écologie, depuis ses origines…

C’est même l’un des traits les plus distinctifs de la pensée politique verte ! Cette « musique de fond » est plus ou moins prégnante, plus ou moins oppressante, selon les époques. Car l’écologie pose dans son diagnostic, dès le tournant des années 1960-1970, le fait que notre civilisation thermo-industrielle fondée sur la consommation massive d’énergies fossiles ne pourra pas durer éternellement, qu’une croissance matérielle indéfinie dans un monde fini est un leurre. Dès le départ, il y a donc l’idée que l’accélération des croissances – économique, démographique, industrielle, agricole, etc. –, que l’on n’appelle pas encore « grande accélération », ne peut que conduire à la catastrophe. Cette perspective catastrophiste renvoie à l’idée d’une catastrophe au singulier, d’une contrainte brutale, qui est à la fois une rupture globale – car aucun territoire n’y échappe – et irréversible – car aucun retour en arrière n’est possible. Il n’y a pas de point de vue unanime, consensuel, sur ce qui suivra. Mais il y a la certitude, présente dès les années 1970 et qui va s’affirmer dans les années 2000 avec les mouvements de la décroissance et de la transition, que, si on n’anticipe pas, cette parenthèse historique va se refermer de façon brutale, dans une forme d’effondrement de la civilisation industrielle.

Les écologistes parlent déjà d’effondrement dans les années 1970 ?

Oui, dès le fameux rapport Meadows, ou rapport au Club de Rome, qui a été publié en 1972. Le terme apparaît notamment dans la conclusion : notre choix est clair, peut-on y lire, soit nous poursuivons la dynamique de croissance vers l’effondrement final, soit nous entamons sans tarder une transition vers un état d’équilibre global, post-croissance. Effondrement et transition, les deux termes sont déjà présents… il y a près d’un demi-siècle. Mais à l’époque, l’effondrement est envisagé comme une possibilité à long terme, il est surtout question des générations futures. Par ailleurs, on ne décrit pas précisément ce qu’on entend alors par effondrement, c’est plutôt un effondrement-épouvantail, pour appeler à prendre garde et à agir…

La différence aujourd’hui, c’est que nous passons d’un discours sur les générations futures à un discours sur les générations présentes, qui vont voir s’intensifier la crise écologique et vont en subir les conséquences. L’idée se diffuse que nous sommes en train de passer des seuils d’irréversibilité – en matière de climat, d’énergie ou de biodiversité. C’est notamment ce que dit la collapsologie : l’effondrement est là, il a commencé, et tout l’enjeu consiste à essayer de piloter démocratiquement une décroissance énergétique au milieu de choses qui s’effondrent, de développer l’adaptation et la résilience de nos sociétés. C’est en fait assez proche de ce que disait déjà la décroissance dans les années 2000. Mais aujourd’hui, des mouvements comme Extinction Rebellion et la collapsologie montrent une diffusion plus large de ce type de pensée.

“La désobéissance civile, civique ou non violente fait partie des répertoires d’action traditionnels de l’écologie politique depuis les années 1970.”

L’idée de l’effondrement se démocratise ?

Non, je n’irai pas jusque-là. Mais elle se démarginalise, et c’est déjà un changement en soi. Parmi les citoyens qui s’engagent aujourd’hui dans tous ces mouvements à dimension catastrophiste, beaucoup vivent leur premier engagement politique – ce sont des primo-militants, des primo-manifestants. Cela veut dire que le public est moins restreint qu’auparavant. La décroissance pouvait donner l’impression de cultiver un certain entre-soi, de se limiter à quelques cercles restreints et très politisés. Mais c’était l’époque du développement durable triomphant : il fallait bien du culot pour parler d’effondrement, de réduction drastique des consommations d’énergie fossile. Quand j’ai moi-même commencé à dire que je ne prenais plus l’avion, il y a douze ans, c’était un message inaudible, incompréhensible hors des cercles de la décroissance. Maintenant, c’est moins marginal, ce n’est plus aussi disqualifié, même si ce n’est pas devenu « mainstream » pour autant.

Le risque lié à cette démarginalisation serait de surestimer la nouveauté de tout cela. L’engouement actuel pour la désobéissance civile mérite par exemple d’être réinséré dans une histoire plus longue des mobilisations écologistes, notamment antinucléaires, qui ont vu des gens prendre des risques physiques pour s’opposer à des transports de déchets nucléaires et faire face à une répression violente. A l’époque aussi, à Creys-Malville, à Plogoff, le sentiment d’urgence était très fort.

La désobéissance civile, civique ou non violente fait partie des répertoires d’action traditionnels de l’écologie politique depuis les années 1970 – de Greenpeace aux faucheurs d’OGM, du Larzac à Notre-Dame-des-Landes… Une lignée dans laquelle Extinction Rebellion s’inscrit aujourd’hui.

On en surestime trop la nouveauté ?

Les mobilisations ont aussi leurs mouvements de mode. On y gagne en buzz médiatique, mais on risque d’y perdre en construction dans la durée. Un processus similaire se joue d’ailleurs dans le renouvellement accéléré des termes : décroissance, anthropocène, collapsologie, effondrement, transition… Il y a une usure des mots, et l’accélération de la vie intellectuelle se joue aussi là-dedans. Chacun de ces termes a ses avantages et ses inconvénients. L’effondrement, par exemple, est l’un des plus saisissants : c’est un mot fort pour désigner quelque chose de fort, à savoir le risque d’une rupture majeure, potentiellement rapide et brutale. Mais son aspect absolu peut aussi parasiter la réflexion, et il présente l’inconvénient d’être un attracteur à fantasmes, comme s’il s’agissait d’une pensée de la fin du monde.

Alors quel est le meilleur mot ? Cela fait cinquante ans qu’on invente des mots pour qualifier ce qui est en train de nous arriver, mais il n’y a pas de mot parfait. Nous entrons dans un territoire inconnu, marqué par la catastrophe écologique. On peut utiliser des termes variés – décroissance, anthropocène, collapsologie, effondrement ou transition – mais au fond, l’enjeu reste de formuler et de faire vivre le projet écologiste. La pensée écologique pointe les limites à la croissance, annonce la fin inéluctable de la civilisation thermo-industrielle que nous pensions éternelle, et cherche à proposer des réponses démocratiques à tout cela.

Comment sortir de l’effondrement-fantasme, où tout s’écroule et rien n’est possible ?

En explorant l’histoire par exemple. L’action publique, même en situation de crise grave, cela existe. Je pense notamment aux travaux de Mathilde Szuba (Gouverner la décroissance, collectif dirigé par Agnès Sinaï et Mathilde Szuba, éd. Presses de Sciences Po, 2017) sur les politiques de rationnement en réponse aux crises contemporaines. En France, on a gardé le souvenir d’un rationnement très dur pendant la Seconde Guerre mondiale, organisé notamment au profit de l’Allemagne. Mais il est intéressant de voir qu’au Royaume-Uni le rationnement a été un instrument de résistance, qui a permis d’organiser le partage des ressources et les efforts de sobriété imposés par la situation. Quand on retrace l’histoire politique des rationnements, on s’aperçoit que le rationnement fait partie du répertoire d’action de base des pouvoirs publics en situation de crise forte ! Et qu’il peut être mis en place en démocratie, voire réclamé par la population, quand il est perçu comme justifié et équitable. Il peut alors devenir un instrument de partage pertinent.

Il y a des marges de manœuvre, et tout ne s’effondre pas nécessairement d’un bloc, y compris dans les crises les plus graves. Mais il faut être capable d’en parler, d’en délibérer pour concevoir des réponses collectivement, démocratiquement. La liberté de prendre l’avion autant qu’on veut, sans souci des conséquences pour les générations futures ou pour les populations côtières menacées de submersion, est-elle compatible avec la transition écologique ? Non. Mais la liberté de déplacement, de franchir les frontières en train, oui. C’est le défi de l’écologie politique : construire des sociétés justes et démocratiques dans ce contexte de catastrophe. La question écologique est LA question démocratique majeure du XXIe siècle. C’est un défi et un combat qui s’inscrivent dans la longue histoire des luttes démocratiques. Et la perspective catastrophiste peut jouer un rôle d’aiguillon pour délibérer et inventer des démocraties post-croissance.

SEMAINE DE LA REBELLION, MODE D’EMPLOI

C’est quoi : la Semaine internationale de la rébellion a été lancée par Extinction Rebellion, un mouvement né en Angleterre en octobre 2018 et qui depuis essaime dans de nombreux pays – parmi lesquels la France, l’Italie, l’Allemagne et les Etats-Unis. L’idée : mener des actions de désobéissance civile non-violente afin d’intensifier la protestation contre l’inaction politique en matière de lutte contre le changement climatique et la disparition des espèces. D’autres organisations environnementales ont annoncé qu’elles participeraient à cette semaine internationale de la rébellion.
C’est quand : la semaine internationale de la rébellion se déroule du 12 au 19 avril.
Quelles actions : Impossible de tenir un agenda précis. Car si certains collectifs communiquent depuis plusieurs semaines sur leurs prochaines actions pour s’assurer une médiatisation maximale, d’autres cultivent au contraire le secret, afin d’amplifier l’effet de surprise. En France, citons une « action contre l’industrie du textile et la fast fashion » menée par Extinction Rebellion, qui s’est déroulée le vendredi 12 avril. Et « bloquons la République des pollueurs », une action en Ile-de-France organisée par les Amis de la Terre, ANV-COP21 et Greenpeace. Des actions de « swarming » (blocages éphémères de la circulation) sont annoncées à travers le monde… Marc Belpois

Klima aldaketaren aurkako protestek koska bat gora egin dute Londresen
Argia
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1.000 lagun baino gehiago atxilotu ditu Erresuma Batuko poliziak azken zortzi egunetan Londresen aldaketa klimatikoaren kontra egin diren manifestazioetan. Extinction Rebellion mugimenduak deituriko ekintzek desobedientzia ekintzak izan dituzte ardatz.

Britainia Handian azken urteetan ikusi den desobedientzia zibil ekintzarik handiena izan da, antolatzaileen esanetan.

Erresuma Batuko poliziaren arabera, 1.065 lagun atxilotu dituzte azken zortzi egunetan eta horietatik 53ren kontrako auzibideak jarriko dira martxan, trafikoa moztea bezalako delituak leporatuta.

Aldaketa klimatikoaren aurkako protestek beste eskala bat hartu dute azken astean Londresen, ekintza baketsuak izan diren arren hiriko zenbait gune blokeatzea lortu baitute, besteak beste Waterlooko zubia, Oxford Circus edo Parliament Square.

Joan den igandean lortu zuten azkeneko biak trafikoarentzat libratzea, baina Waterlooko zubia berriz irekitzeko astelehenera arte itxaron behar izan dute.

Extinction Rebellion mugimendua dago mobilizazio masibo hauen atzean. Kolektibo horren filosofiari buruzko argibide gehiago aurkituko dituzu Pello Zubiriaren artikulu honetan: “Extinction Rebellion: itxaropenik ezean, matxinatu”.